L’homme a les cheveux gris, des mains d’ouvrier, un corps marqué par le travail. Il ouvre toutes les portes des grandes armoires, les vaisselières, les placards, les meubles de bureau, vérifie les charnières, les tiroirs. Elles ne valent que quelques dizaines d’euros pièce, même celles en chêne massif. Une dame plus vraiment jeune a plusieurs sacs Valorlux pleins de couvertures et de vêtements, pour passer l’hiver. Cela ne lui coûtera que quelques euros aussi. Ce mardi après-midi est on ne peut plus banal au magasin Nei Aarbecht à Helmdange, des gens peu fortunés venant s’équiper pour pas cher dans un magasin de récupération. L’initiative, fondée en 1986 sur le modèle d’Emmaüs France, est en premier lieu un projet social de remise au travail de personnes qui se sont éloignées pour une raison ou une autre (maladie, dépendance, séparation…) du premier marché, en leur proposant des formations de métiers artisanaux, comme menuisier ou électricien. Aujourd’hui, Nei Aarbecht, qui fait partie du réseau CNDS (Comité national de défense sociale), occupe une vingtaine d’employés spécialisés qui encadrent une quarantaine de demandeurs d’emploi.
« Au début, se souvient Raoul Schaaf, le directeur du CNDS, nous avons tout récupéré que les gens nous offraient ». Décès, déménagement ou vente d’un immeuble : les gens appelaient Nei Aarbecht, qui venait chercher les meubles, la vaisselle ou les appareils, faisait le tri et retapait ce qui pouvait l’être. Ce qui impliquait aussi d’énormes quantités de déchets, devenus non seulement encombrants, mais aussi très chers à éliminer : les frais à la déchetterie atteignirent entre 40 000 et 60 000 euros par an. « Il y a trois ou quatre ans, nous avons donc décidé de ne plus prendre que ce qui est encore fonctionnel », raconte Raoul Schaaf. Désormais, les experts de Nei Aarbecht viennent voir les objets qu’on leur offre et n’emmènent plus que la partie utile. Les volumes ont diminué – à entre quatre et six camions de meubles et d’objets par semaine.
« Il y a dix ans, quand j’allais chez Nei Aarbecht, j’y étais presque seule, raconte Isabelle Dickes, aujourd’hui, c’est plein à craquer tout le temps ». Dickes (alcovedesign.lu) est costumière et designer pour le cinéma, où elle a travaillé sur une trentaine de films, comme Colonia Dignidad de Florian Gallenberger, L’enquête de Vincent Garenq ou Never die young de Pol Cruchten, et, de fil en aiguille, réalise aussi des ambiances et architectures intérieures, dont les plus visibles sont les restaurants syrien Chiche et afghan Back-Chiche à Hollerich. Des restaurants dans le vent, non seulement parce qu’il s’agit de projets pop-up exploités par des réfugiés, dont les plats sont très appréciés, mais aussi pour les ambiances mêlant papiers-peints et effets modernes avec un mobilier et des luminaires vintage. « Pour moi, habiller des gens ou des murs, c’est la même chose, dit-elle, il faut toujours transposer une histoire et créer un dialogue entre les murs… Je cherche à sublimer les espaces. »
Isabelle Dickes est donc une grande collectionneuse de meubles, d’objets design et de lampes de seconde main, qui ont une histoire, une patine et un prix abordable. Elle chine à Bruxelles, où elle habite en ce moment, sur les marchés aux puces où les prix restent imbattables – « celui du Jeu de balles est toujours génial ! » – mais aussi chez Nei Aarbecht, sur place ou sur sa page Facebook.
Elle, qui aime dénicher ce qui va être à la mode l’année prochaine avant tout le monde, se trouve désormais de plus en plus en concurrence avec des hipsters et des jeunes qui ont une conscience écologique plus aigüe et achètent des meubles de récupération non plus uniquement par souci économique, mais beaucoup plus dans une approche anti-gaspillage. Dans une époque où le deuxième gouvernement successif à participation écolo promet à plusieurs endroits de son programme de coalition de décembre 2018 qu’il compte promouvoir l’économie circulaire et encourager « le modèle économique de ‘prosumer’1 », il est de bon ton d’acheter des meubles de récupération et de créer son intérieur en mélangeant les styles et les époques. Ce sont ces salons avec un mur peint en couleur, une table en formica dans la cuisine, des plantes grasses sur une table basse et des chaises et fauteuils dépareillés. La tendance a aussi atteint la restauration, bars et brasseries branchés.
« En fait, nous avons constaté qu’un certain nombre de nos meubles, ceux qui semblaient design, surtout des années 1950 ou 1960, que nous vendions à quelques dizaines d’euros chez nous, se retrouvaient très vite sur des sites de vente en-ligne spécialisés à des multiples de ces prix », raconte Raoul Schaaf. Les marchands font leurs rondes et récupèrent tout ce qu’ils peuvent revendre ailleurs, en se faisant une marge. « Alors nous nous sommes dits que nous savions nous aussi faire cela », explique le directeur. L’association sans but lucratif avait déjà créé une sàrl pour la vente et se lance alors sur Facebook. Elle y publie des photos des pièces les plus modernes, avec description détaillée et des prix plus proches de leur vraie valeur, fixés avec l’aide de consultants bénévoles, designers ou amateurs éclairés. Le succès est fulgurant. Plus de 10 000 personnes ont abonné le service, quelques minutes après la publication des nouvelles entrées, les premiers amateurs ont apposé un « réservé » sous le post et Nei Aarbecht confirme avec un tampon « réservé » et le nom de l’acquéreur. Qui a alors une semaine pour venir chercher et payer l’objet en question. Cette semaine, cela allait de la tapisserie (acquise par Isabelle Dickes) en passant par des jeux de soldats de plomb ou les étagères murales en métal Tomado (très prisées en ce moment) jusqu’aux garnitures de chaises de café en bois ou de cuisine en formica. « Notre objectif n’est pas de faire du bénéfice avec notre vente », explique le directeur, même si les 100 000 euros qu’elle a générés en 2018 sont les bienvenus pour financer les frais courants et contribuer à payer les employés de l’asbl. « Mais la vente sur Facebook nous a permis de toucher une autre clientèle, beaucoup plus vaste. Et comme les gens doivent venir chercher leur marchandise, ils découvrent alors le magasin, achètent peut-être encore de petites choses exposées, et, surtout, et ce n’est pas la moindre des choses, sont sensibilisés sur les problèmes sociaux qui subsistent dans notre société. »
Dans une société d’abondance comme le Luxembourg, où les gens croient nécessaire de remplacer leur cuisine intégrée après dix ans et de refaire le salon de fond en comble par la même occasion, l’état des meubles de récupération est excellent. Raoul Schaaf a souvenir d’avoir aidé lui-même à vider des maisons où les matelas étaient encore sous plastique ou d’avoir vu arriver des cuisines dont les appareils électroménagers avaient à peine servi. Le nouveau projet Mateneen, que le CNDS a lancé avec les offices sociaux régionaux, accompagne les plus fragilisés, notamment les femmes monoparentales en situation d’urgence, à meubler leur nouveau foyer, où ce mobilier de récupération de qualité trouvera une nouvelle vie. Le projet Taba collecte, nettoie, restaure et met à disposition des jeux et jouets, dont les familles autochtones se débarrassent en grandes quantités, l’âge des enfants avançant… Là encore, engagement social et écologique se rejoignent.
Si le géant de la seconde main Troc international, avec 115 magasins en France, Belgique, Suisse ou Espagne, est présent depuis longtemps au Luxembourg, de nouvelles initiatives ont récemment vu le jour dans le design vintage, comme Oddhouse Vintage, qui vend via son site Internet à l’esthétique très Pinterest ou Instagram, et est implantée au Warehouse à Gasperich, un site de coworking, sorte de Kreativfabrik 1535, mais en ville. À l’heure du creative cluster, où tout le monde est créatif, ou du moins conscious ou aware, aime les plantes et la récup, on appelle ce mélange entre agences de publicité, artistes et espaces de vente de design ou de mode « écosystème » et les espaces « pop up » ou « concept stores ». À la mi-mars, le Salon du vintage réunira une nouvelle fois cet écosystème à la Luxexpo.
Michèle Rob n’a pas découvert le mobilier design avec les réseaux sociaux ou dans les magazines branchés. Elle est véritablement tombé dedans quand elle était petite, ses parents ayant exploité le magasin d’ameublement et de design qui porta leur nom et qu’elle a repris : aujourd’hui Carré Rouge, route de Hollerich à Luxembourg. « Dès l’âge de trois ou quatre ans, j’accompagnais mes parents à Milan, dans les usines des designers les plus reconnus », dit-elle. C’étaient les années 1960, dont elle connaît les classiques sur le bout des doigts. À la mort de ses parents, en 2010, elle récupère non seulement leur appartement, avec tout le mobilier d’époque, mais aussi des stocks regorgeant de bijoux design. Encouragée par les amateurs du genre, elle en fait Rob Vintage, avec un showroom au-dessus du magasin, où les meubles hauts en couleurs d’époque jouxtent les objets de décoration. « Ma clientèle, raconte-t-elle, est très diversifiée, allant de ceux qui ont toujours aimé ces styles des années 1960, 1970 et 1980, qui sont très à la mode aujourd’hui et en sont un peu nostalgiques, et de très jeunes, qui ont vu ces choses dans les maisons de leurs grands-parents et veulent y faire référence avec un objet clin d’œil. Présente sur les réseaux sociaux, elle y promeut un art de vivre et une esthétique, met en scène ce patrimoine pop avec beaucoup d’humour et de savoir-faire. Parmi ses clients, elle compte aussi des collectionneurs, et si l’objet est trop extravagant, elle le vend aux enchères à Paris.
Si, au Luxembourg, ce marché spécialisé dans le vintage est si petit que le Confédération du commerce ne dispose d’aucun chiffre sur son ordre de grandeur, il boome à l’international, la vente en-ligne faisant même de l’ombre aux plus grands marchés aux puces de Bruxelles ou de Paris. Les styles peuvent être relancés par une série de télévision ou un film, sur un réseau social ou dans un magazine de décoration, mais sont souvent aussi dirigés par les galeries les plus influentes et les musées de design. Comme ce fut le cas d’Ettore Sottsass (1917-2007), dont le centenaire de la naissance a donné lieu à plusieurs expositions de son mobilier et de ses objets design postmodernes très colorés. « Sottsass est en train de revenir », constate aussi Michèle Roob. Comme quoi, le Zeitgeist et le marché vont très bien ensemble.