Faute de temps mais surtout de courage d’affronter une bataille avec des syndicats peu disposés à la libéralisation des heures d’ouverture du commerce – surtout les dimanches –, Françoise Hetto-Gaasch, la ministre des Classes moyennes (CSV), a préféré donner une rallonge provisoire d’un an, jusqu’au 30 juin 2012, aux dirigeants des supermarchés pour fermer à 20 heures les samedis et les veilles de jours fériés, plutôt que légiférer pour ancrer définitivement les ouvertures tardives dans la loi. La ministre a quand même testé le terrain mardi en présentant aux membres de la commission des Classes moyennes du parlement le bilan de près d’une année d’ouverture des centres commerciaux au-delà des heures légales de 18 heures les samedis et les veilles de jours de fête. Sous la pression de l’OGBL, la fraction socialiste se montre particulièrement sensible sur la question de la libéralisation des heures d’ouverture du commerce et des droits des salariés de la grande distribution. Les députés du parti chrétien social sont tout aussi chatouilleux sur les droits sociaux, avec une connotation culturelle en plus : la crainte de voir bafoué le sacro-saint jour du « repos du guerrier » les dimanches.
Dans un communiqué justifiant sa décision de prolonger la dérogation qu’elle avait accordée une première fois aux commerçants en juin 2010, Françoise Hetto-Gaasch juge positif le bilan économique de cette mesure : le chiffre d’affaires global des magasins, souligne un communiqué du ministère, a connu une « nette augmentation » de 3,4 pour cent. Ce chiffre lui vient de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC), qui a joué les intermédiaires entre le ministère des Classes moyennes et cinq grandes enseignes de la distribution au Luxembourg ayant pratiqué depuis l’été 2010 la rallonge de deux heures : Auchan, avec un point de vente, Delhaize avec cinq points de vente, Cactus avec ses deux centres ouverts au-delà de 18 heures les samedis, Match (six points de vente) et Cora (deux centres).
Il est assez délicat de faire une corrélation entre cette progression des rentrées d’argent et les heures d’ouverture tardives les samedis et veilles des jours fériés. Il faut aussi préciser que le bilan de la CLC ne tient pas compte des chiffres assez mauvais des ventes du commerce de détail au mois de décembre 2010, en raison des intempéries qui ont cloué les consommateurs chez eux, les incitant à faire leurs achats en ligne devant leur PC ou même à les reporter à des jours meilleurs.
Ceci dit, les statistiques livrées cette semaine par Eurostat vont dans le bon sens pour justifier une régularisation des horaires tardifs : le grand-duché a enregistré une hausse de 9,4 pour cent du volume des ventes en avril 2011 par rapport au même mois l’année précédente, où les boutiques fermaient encore le rideau à 18 heures pétantes les samedis, de 5,6 p.c. en décembre et de 13 en novembre. Les statistiques de la Banque centrale du Luxembourg présentées ce jeudi font état de leur côté d’une progression l’année dernière de 3,1 pour cent des ventes de détail, hors vente par correspondance et ventes de carburants en magasins spécialisés. En février 2011, la hausse du chiffre d’affaires sur une base identique fut de 4,6 p.c. sur un an, traduisant, selon la BCL, une certaine « sobriété » de la consommation privée si on tient compte de l’inflation.
C’est davantage sur le plan du confort apporté aux consommateurs que l’impact de la dérogation aux règles « normales » de fermeture se mesure le mieux. Car en un an les habitudes des consommateurs luxembourgeois ont changé avec la nouvelle donne : Le samedi, explique dans un entretien au Land Thierry Nothum, le directeur de la CLC, a bénéficié d’une augmentation substantielle de son chiffre d’affaires tandis que les jours de la semaine, du mardi au vendredi, ont légèrement régressé ».
Les indications de la CLC transmises à la ministre des Classes moyennes montrent que plus de 25 p.c. du chiffre d’affaires des cinq enseignes de la grande distribution avaient été réalisés les samedis au cours des deux premiers mois de 2011. Or, cette part était de 21,3 p.c. au cours du second semestre 2009 et avait grimpé à 23,1 p.c. au second semestre 2010. La fréquentation des supermarchés les vendredis a un peu régressé dans le même temps : 17,8 pour cent du chiffre d’affaires y était réalisé fin 2009, 18 p.c. fin 2010 et désormais 18,7 entre janvier et février de cette année. La désaffectation est identique depuis un an les quatre autres jours de la semaine.
Toujours selon la CLC, le chiffre d’affaires additionnel moyen du grand commerce par samedi tournait autour de 278 800 euros au début 2011 contre 207 720 euros au second semestre 2010. En termes de clients, la prolongation des heures d’ouverture jusqu’à 20 heures a eu un impact non négligeable sur le nombre de passages aux caisses : 4 410 par samedi début 2011 et 4 230 au cours de la seconde moitié de 2010.
Les plages d’ouvertures plus étendues les samedis ont permis d’étaler la fréquentation des magasins, alors qu’en « régime normal » ils connaissaient une forte concentration entre 15 et 18 heures. L’ouverture jusqu’à 20 heures a permis de diluer la concentration entre 16 et 18 heures, note la CLC. Et de souligner l’affluence plus élevée de 4,5 points de pourcentage entre 18 et 20 heures qu’aux plages matinales (7 à 10 heures), plus creuses.
Le bilan de la première année de dérogation montre aussi l’arrivée de nouveaux clients, souvent non-résidents, qui profitent des prolongations du samedi pour faire leurs emplettes plus tard dans la soirée conformément à leurs habitudes dans leurs pays d’origine. En sens inverse, la mesure provisoire aurait également eu un impact positif pour stopper l’hémorragie des clients résidents partant faire leurs courses en Allemagne et en France qui pratiquent les prolongations les samedis jusqu’à 20 heures (Allemagne, sauf en Sarre), voire même 21 heures (France).
Le petit commerce de proximité, notamment celui du centre ville, aurait lui-même profité de la manne : Les gens, explique en substance Thierry Nothum, vont d’abord faire les boutiques en ville avant d’aller remplir leurs chariots dans les supermarchés de la périphérie.
Compte tenu du caractère unilatéral des chiffres fournis par la ministre des Classes moyennes, les syndicats pourront donc facilement dire que le bilan ne flatte qu’un seul point de vue, celui de la grande distribution. Cela dit, les organisations syndicales n’ont pas avancé de données objectives renseignant une éventuelle dégradation des conditions de travail et de vie des salariés du commerce qui travaillent au-delà de 18 heures les samedis.
Il n’y a aucun bilan non plus, tant côté patronal que syndical, attestant les suppléments de salaires payés aux employés qui travaillent au-delà de 18 heures les samedis et les veilles des jours fériés (des conventions colelctives d’enseignes de la grande distribition le prévoient), pas plus qu’il n’existe de feuille de route renseignant sur les emplois créés suite à la mise en place des mesures dérogatoires sur les heures légales d’ouverture. La CLC avait recommandé à ses membres il y a un an de verser un supplément de 30 pour cent, mais personne ne peut dire si et comment cette mesure fut suivie d’effets. Ce rôle incombe en principe aux pouvoirs publics. Concernant les créations d’emploi, la grande distribution a hésité à procéder à des recrutements d’employés avec des contrats à durée indéterminée en raison du caractère provisoire de la prolongation des horaires d’ouverture. En gros, les enseignes auraient surtout transformé des contrats à temps partiel en contrats à plein temps et accessoirement eu recours à l’emploi d’étudiants.
Les grandes enseignes ont négocié des accords chacune de leur côté pour régler les questions liées notamment aux rémunérations des heures tardives. La chaîne Delhaize vient ainsi de signer une nouvelle convention qui en tient compte et le groupe Cactus devrait prochainement finaliser le renouvellement de la sienne. Dans son communiqué de presse de cette semaine, Françoise Hetto-Gaasch signale que les exploitants se sont engagés « à négocier, dans le cadre du renouvellement de la convention collective de travail, les avantages à accorder au personnel affecté par la prolongation de l’heure de fermeture ».
Il était donc clair que la ministre, malgré le peu d’éléments objectifs à sa disposition, n’allait pas mettre fin à une expérience qui a contribué au confort des clients avant celui des salariés du secteur du commerce de détail, où le niveau de syndicalisation est peu élevé au Luxembourg, malgré les efforts des grands syndicats de s’y faire une place.
La ministre des Classes moyennes, qui a discuté avec les syndicats avant de reconduire pour un an les fermetures tardives, a dû leur faire des concessions. L’une d’elles a été d’appeler les partenaires sociaux à négocier des compensations et « d’aboutir à un accord interprofessionnel qui sera ultérieurement déclaré d’obligation générale ». Or, jamais les partenaires sociaux ne sont parvenus à se mettre d’accord sur une feuille de route. Il y a plus de dix ans, la question d’une convention collective sectorielle des salariés de la grande distribution avait échoué en raison des disparités du secteur et des difficultés à trouver un dénominateur commun, par exemple entre un supermarché de bricolage et une boutique de luxe. Les grandes surfaces de bricolage sèchent toujours à négocier des conventions collectives (certaines ouvrent au-delà de 18 heures les samedis) tout autant que certaines enseignes de hard-discount (dans ce domaine, seule la chaîne Lidl a signé une convention collective). On peut donc craindre que Françoise Hetto-Gaasch ne se retrouve dans un an au même point qu’aujourd’hui et ne soit tentée de reconduire une troisième fois les dérogations sur les heures d’ouverture. Ne dit-on pas qu’il n’y a que le provisoire qui dure ?