Deux congrès extraordinaires à cinq jours d’intervalle, deux partis de la majorité, deux ambiances diamétralement opposées : jeudi dernier, 11 juillet à Hesperange, le CSV dans la salle exiguë du centre civique. Ce qui était censé être un congrès statutaire ronflant avec un toilettage minimaliste des statuts du parti pour les adapter aux élections de mai 2014 s’était mué, en moins de 24 heures, en une manifestation de solidarité avec le parti et le Premier ministre Jean-Claude Juncker : des centaines de militants, probablement quelque 500 mais personne ne les a comptés, s’entassent debout, côte à côte, dans la fournaise de cette journée estivale. Les explications et le vote sur les statuts, les brefs discours du président du groupe parlementaire Gilles Roth et de celui du parti Michel Wolter ne sont que des exercices de style, des amuse-bouche, avant l’arrivée – après une légère attente, comme pour faire monter la tension – de Jean-Claude Juncker, leur héros. « Mais je ne suis pas prêt à endosser le rôle du martyre qu’on dit, j’ai trop envie de me battre ! » dit-il, de bonne humeur, dans un discours rôdé, sans grande passion. Après quelques minutes, c’en est fait, JCJ est officiellement candidat à sa propre succession (par acclamation) – on tombe la veste, on se félicite, on s’embrasse, on se fait des tapes amicales dans le dos – on est entre soi.
Lors de la fête estivale qui suit, la sympathie, voire empathie des militants va au guerrier fatigué de la longue bataille de la veille : sept heures de débats autour des dysfonctionnements au sein du Service de renseignement de l’État (Srel) et du rapport de la Commission d’enquête – dont deux heures de discours par l’accusé lui-même. Qui se dit incompris, non écouté à la fin. Mais qui a aussi repris la main quelques minutes avant 21 heures ce jour-là, en déclarant aller proposer des élections anticipées au grand-duc le 11 juillet (voir d’Land 28/13). Étonnés de ce revirement ou de sa forme, les députés ne réclamèrent guère que les trois motions déposées un peu plus tôt soient soumises au vote (voir ci-contre). En un tour de baguette magique, le président du Parlement Laurent Mosar (CSV) déclara la session fermée – et, ensemble avec le Premier ministre, contribua à ce que les manuels d’histoire ne retiennent pas qu’en juillet 2013, le CSV, malgré ses 26 sièges, s’était retrouvé une deuxième fois mis en minorité au parlement (après le traumatisme du débat sur l’euthanasie en 2008). Tant pis pour l’incroyable imbroglio procédural et cette insécurité du pouvoir qui s’ensuivent.
« Nous sommes outrés de la manière dont le Premier ministre a été traité hier ! » s’était offusqué le président Michel Wolter devant les militants, qui applaudirent avec enthousiasme. Les méchants, ce sont les socialistes, les traîtres, accusés d’avoir « monté le coup » et manigancé en amont du débat. Accusation que ces derniers réfutent, affirmant avoir toujours informé le partenaire de coalition de la marche qu’ils comptaient suivre : « Nous en avons discuté pendant des semaines, y compris en Conseil de gouvernement, raconte Étienne Schneider au Quotidien (du 18 juillet). Comme il était évident qu’on allait vers de nouvelles élections, les ministres LSAP avaient proposé à Jean-Claude Juncker une démission du gouvernement, de se retirer solidairement. Il n’a pas utilisé ce moyen. »
Ce mardi soir à Strassen, congrès extraordinaire du LSAP. La salle du Centre Barblé est plus grande que celle du CSV la semaine dernière, climatisée, les délégués sont assis, enfin, pas tous – ils sont presque 500 à avoir accouru pour ce moment historique, ils ont été comptés lors de leur inscription à l’entrée. L’organisation est beaucoup plus professionnelle que chez le CSV : projections et procédures d’élections du candidat tête de liste pour ces élections anticipées, toujours provisoirement fixées au 20 octobre, adoption d’une ébauche de programme politique, discours programmatiques plus diversifiés : le secrétaire général Yves Cruchten pour le déroulement, le président Alex Bodry pour le bilan de l’affaire Srel (« ces élections anticipées, ce n’est pas nous qui les avons voulues – elles sont la conséquence de l’irresponsabilité du Premier ministre ! »), le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn pour expliquer pourquoi il a décidé de se désister en faveur d’Étienne Schneider pour mener le parti dans cette campagne électorale, le maire de Sanem Georges Engel pour un bref discours sur les valeurs du parti, qui s’érige en modèle de droiture et de renouveau... Puis, il est 20h18, tombe le résultat du vote : 99,2 pour cent des délégués s’expriment pour Étienne Schneider, seulement trois ont voté contre lui. Standing ovation, la foule est véritablement en liesse, l’enthousiasme est palpable.
C’est un gigantesque Yes we can ! à la Obama ou un Le changement, c’est maintenant ! de François Hollande qui s’emparent de la salle. Comme les partis de l’opposition, lassés des décennies dominées par le CSV et ses dérapages dans les affaires mises à jour durant la dernière année, le LSAP voit enfin sa chance venue de reconquérir le pouvoir suprême, celui qui lui permette de nommer le Premier ministre. Il est vrai que, selon le dernier sondage Sonndesfro de TNS-Ilres publié en juin par le Tageblatt, le CSV risquerait de perdre trois sièges... Mais le LSAP en perdrait deux lui aussi, ce qui ne lui en laisserait plus que onze – à égalité avec le DP (plus deux), suivi par les Verts (huit, plus un), l’ADR (quatre, sans changement) et Déi Lénk (trois, plus deux). À ce stade, une coalition à trois, LSAP-Verts-DP est encore illusoire – même si tout le monde rêve d’exclure enfin le CSV du pouvoir.
« Voter pour les petits partis, c’est gaspiller ses voix ! harangua ainsi Alex Bodry à Strassen. Que La Gauche ait un, deux ou même trois sièges au Parlement, cela a zéro impact sur la politique luxembourgeoise ! » Pourtant, il se pourrait que La Gauche trouve une nouvelle place sur le spectre politique lors de ces élections : d’abord pour la position rigoureuse que son unique député, Serge Urbany, a défendue dans les affaires autour du Srel. Ensuite et surtout parce que le candidat Étienne Schneider, l’ultra-libéral ministre de l’Économie en jogging et Rolls Royce (comme Lénine), risque de délaisser quelques sujets sur sa gauche. Mais c’est un Étienne Schneider gonflé à bloc, combatif et impertinent qui s’est présenté aux militants mardi soir : ce « quadra de bonne souche socialiste » comme le définit Jean Asselborn, n’a pas peur de défier Jean-Claude Juncker, ni même les chefs d’État étrangers : « Qui sont les Merkel, Hollande et Cameron pour nous dire ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire chez nous ? » (Bravooo ! dans la salle).
« Il nous faut ouvrir largement les fenêtres dans ce pays ! » scande celui qui se veut le symbole du renouveau, du rajeunissement et de l’ambition – c’est le credo de cette campagne électorale, et aucun parti ne l’incarne comme lui. Alors que Jean-Claude Juncker s’enorgueillit il y a 18 ans d’être le premier chef de gouvernement né après la deuxième guerre mondiale, Étienne Schneider est né en pleine guerre froide, en période post-68, mouvements anti-guerre au Vietnam et de libération sexuelle. L’année de sa naissance, les Rolling Stones publient leur mythique Sticky Fingers et les Doors L.A. Woman ; la cassette vidéo, le microprocesseur et l’écran LCD voient le jour... l’ADN d’Etienne Schneider est simplement plus frais que celui de Jean-Claude Juncker, de 17 ans son aîné. Et Étienne Schneider n’est pas encore usé par le pouvoir. Entré au gouvernement en février 2012 en successeur de Jeannot Krecké, démissionnaire, sans être passé par la case élections – il ne s’est pas présenté aux législatives en 2009 –, il a cette fraîcheur que semblent lui envier les anciens. Combiné à une connaissance approfondie des arcanes de ce pouvoir, pour avoir été durant 17 ans d’abord le secrétaire du groupe parlementaire de Krecké, puis son plus proche conseiller au ministère de l’Économie.
Dès mardi soir, dans son discours inaugural, Étienne Schneider s’est positionné comme l’homme providentiel sur quelques grands sujets, n’ayant pas peur de la dérive démagogique : l’indexation automatique des salaires, que le CSV veut plafonner aux bas salaires (deux et demie, voire trois fois le salaire social minimum), est « intouchable » pour les socialistes selon lui. Enfin, si la situation économique l’impose, elle continuera à être modulée comme elle l’est actuellement, maximum une tranche indiciaire par an, au-delà de 2014. L’augmentation de la TVA, annoncée par le CSV dans le cadre d’une grande réforme des impôts ? Pas sûr que ce soit une bonne idée, argumente le candidat socialiste, parce qu’il faut en premier lieu défendre le pouvoir d’achat des habitants. Les problèmes de logement ? Facile à résoudre, suppose l’ancien président-fondateur de l’Initiative fir bezuelbare Wunnraum : il suffit d’ouvrir largement les périmètres des zones constructibles. Les gens sont las de toujours voir les mêmes têtes en politique ? Il faut limiter le nombre de mandats, interdire les cumuls, ouvrir le droit de vote aux non-Luxembourgeois... Il dit clairement : là où le CSV a échoué, nous allons retrousser les manches et réformer le pays. Et de citer ses 21 pages de propositions pour relancer l’économie, pour lesquelles il n’a même pas reçu un accusé de réception du Premier ministre, se plaint-il. Ses détracteurs lui reprocheront les effets d’annonce un peu trop faciles, comme son « plan Marshall » d’investissements dans l’économie – qui n’était qu’un nouvel emballage pour des investissements prévus de toute façon par les entreprises étatiques.
Son volontarisme claque d’autant plus face au défaitisme du CSV – même si Jean-Claude Juncker se dit motivé à entrer au combat –, voire même à l’attentisme du DP. « Aussi longtemps qu’il y a des gens au pouvoir qui sont pieds et poings liés dans ces affaires, constata le président du groupe parlementaire libéral Claude Meisch lors de leur conférence de bilan mardi, aussi longtemps, nous ne pourrons nous concentrer sur les choses essentielles de la politique. » Et de souligner que le DP n’avait été l’auteur d’aucune des motions déposées au parlement – donc de ne pas être un traître. Néanmoins, il serait temps d’en arriver à des conclusions des « affaires », et d’avancer... « Nous avons besoin de retrouver la sérénité en politique, affirme Claude Meisch, et il nous faut de nouvelles têtes pour ce faire. » Ces « nouvelles têtes » proviendraient forcément des rangs du DP : Claude Meisch lui-même – il a le même âge qu’Étienne Schneider –, mais aussi la nouvelle star du paysage politique, le maire de la capitale Xavier Bettel (80 pour cent d’adhésion lors du dernier Politbarometer TNS-Ilres de juin, soit dix de plus qu’Étienne Schneider, deuxième au centre). Qui ne voulait pas devenir tête de liste, le comité directeur du parti a donné suite à son désir en nommant, mardi soir, quatre leaders régionaux. Mais ni Bettel, ni Charles Goerens, actuel député européen (passionné) et tête de liste au Nord, ne veulent vraiment devenir ministres en cas de bon score du DP, c’est pour le moins bizarre. La stratégie du DP est de ne surtout pas se mouiller.
Actuellement, tout indique que cette campagne électorale sera brève et virulente – « le rouleau compresseur du CSV s’est mis en marche ! » craint Alex Bodry –, et que les électeurs se verront dans le rôle de l’arbitre : pour ou contre Jean-Claude Juncker. Aux challengers de se positionner par rapport à cette attente. Si le CSV n’arrive pas à inverser la vapeur, à sortir du chausse-trappe dans lequel il s’est lui-même embusqué, il laisse une autoroute de possibilités aux autres partis. Notamment au LSAP, qui a réussi le tour de force de lancer une campagne électorale d’opposition en sortant de la majorité.