Le 25 avril dernier, en marge de son audition devant le comité des affaires économiques et monétaires du Parlement européen, le président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, a surpris en évoquant pour la première fois l’idée d’un pacte de croissance européen. Intervenant au lendemain du premier tour des élections présidentielles françaises qui confirmait la probable victoire de François Hollande. Certains y ont même vu un soutien au candidat socialiste. François Hollande a estimé que ses idées faisaient leur chemin. Celui-ci s’est en effet déclaré pour une renégociation du traité européen de discipline budgétaire (TSCG) pour y ajouter un volet sur « la croissance, l’emploi, le développement et le progrès. »
À ceux qui auraient de fortes attentes vis-à-vis du Président de centre-gauche, craintes ou espoirs, nous rappellerons que son collègue de parti, Lionel Jospin, fut élu en 1997 après avoir pris l’engagement solennel de ne valider le Traité d’Amsterdam qu’à satisfaction de trois conditions catégoriques : l’instauration d’un gouvernement économique pour contrebalancer le pouvoir de la BCE, une orientation de politique monétaire qui écarte les aberrations de « l’euro fort », et une réorientation des traités économiques dans le sens de la croissance. Or, le ministre allemand des Finances de l’époque, Theo Waigel, a raconté la négociation de 1997 avec Dominique Strauss-Kahn le 18 mai dernier à Luxembourg1. Selon lui, à part le titre du traité de stabilité auquel on ajouta les mots « et de croissance » et un paragraphe sur les réformes structurelles, « pas un point, pas une virgule, pas un chiffre ne furent changés au texte ».
Dans son discours, Mario Draghi déplorait que le niveau d’activité dans la zone euro restât déprimé. Cela se traduisait par une demande de crédit qui restait faible. Or, la BCE avait étendu sont programme dit LTRO2 en en fixant la maturité à 36 mois avec un taux de un pour cent, moins de la moitié du taux d’inflation. Ces 1 000 milliards d’euros prêtés à des conditions très favorables ne sont pour l’instant que peu investis dans l’économie réelle. En effet, 800 milliards d’euros sont déposés chaque jour par les banques auprès de la BCE. La croissance que le grand argentier de Francfort appelle de ses vœux est une croissance par l’investissement ou plus exactement par la dette.
La politique monétaire initiée par Mario Draghi est une politique de relance par une offre de crédit abondante et des taux d’intérêt bas. C’est la politique que mena la Réserve fédérale des États-Unis après l’éclatement de la bulle des dot.coms en 2001 et qui engendra la bulle immobilière dite des subprimes. La politique par l’offre de crédit ne donnant pas les résultats escomptés, Mario Draghi propose un pacte de croissance.
Par un hasard du calendrier, le jour de la déclaration de Mario Draghi, BGL BNP Paribas annonçait « mettre un milliard d’euros à disposition des entreprises au Luxembourg en 2012. Nous avons demandé à la banque s’il y avait un lien entre leur annonce et la politique monétaire de la BCE. Selon elle, le lien n’est pas direct mais cette action s’inscrit dans une volonté partagée avec la Banque centrale de favoriser le crédit. En réalité, l’annonce correspond à un objectif de prêts pour 2012 en augmentation de treize pour cent par rapport aux 880 millions d’euros consentis en 2011. Interrogée à ce sujet, la banque indique que le climat des affaires reste morose et que les entreprises restent frileuses.
On voit donc que l’offre de crédit est assurée, mais que nous sommes face à une insuffisance de la demande. Pour la susciter, Mario Draghi propose des réformes du marché du travail. Dans l’entretien qu’il accorda au Wall Street Journal et qui fut publié le 23 février 2012, le président de la BCE explique que les marchés de l’emploi devraient devenir plus flexibles pour devenir plus justes. En effet, il lui semble injuste que le poids de la précarité soit essentiellement porté par les jeunes, alors que leurs aînés bénéficieraient de contrats hautement protecteurs dont les salaires suivraient l’ancienneté et non la productivité. Ceci l’amène à conclure qu’étant donnés les taux élevés de chômage des jeunes en Europe, le modèle social européen aurait déjà disparu.
Nous voudrions dire ici que décréter la fin du modèle social européen correspond à un choix de société. Ce n’est nullement une fatalité. Le chômage des jeunes que semble déplorer Mario Draghi est amplifié par la politique de contraction fiscale mise en œuvre dans la zone euro. Plutôt que de proposer un revenu minimum généralisé à tous, d’instituer une correcte indemnisation du chômage et donc de s’attaquer à la précarité des revenus, on propose de rendre tout le monde précaire. Qui seront les bénéficiaires de cette politique ? Est-ce la seule solution ? En démocratie, ne revient-il pas aux peuples de fixer la direction ?
Alors que le Sud de la zone euro souffre d’un taux de chômage élevé pour toutes les tranches d’âge, l’Allemagne est proche du plein emploi. Ceci est le résultat de la politique des salaires menée depuis dix ans en Allemagne. Les coûts salariaux y ont baissé en termes réels et l’écart des rémunérations a augmenté avec une hausse de la précarité et une baisse de l’espérance de vie des plus pauvres. C’est le modèle que l’on nous propose de suivre. Ça a bien marché en Allemagne au niveau macro-économique, sauf pour ceux qui ont eu à en payer le prix. Dans le même temps, les autres pays de la zone euro ajustaient les salaires avec l’inflation offrant ainsi des débouchés supplémentaires aux produits allemands, compétitifs par ailleurs au niveau mondial depuis longtemps. Or, si tout le monde suivait aujourd’hui la même politique de désinflation des coûts, on se retrouverait dans le pays d’Alice au pays des merveilles, « pays où il faut courir très vite pour rester sur place ».
Une des conséquences de la politique allemande devrait être que sa devise soit réévaluée, comme à l’époque du deutschemark. L’union monétaire protège l’Allemagne de la réévaluation au prix des déficits des pays du Sud dont la compétitivité est handicapée par un euro fort. Ces derniers devraient, eux, dévaluer leur devise afin d’accompagner leur politique de contraction fiscale. Vouloir dévaluer uniquement par les coûts comme on tente de le faire aujourd’hui dans ces pays induit des dommages sociaux très élevés non seulement en Grèce mais aussi en Italie, en Espagne, au Portugal et en Irlande. Certains se réjouissent d’y trouver une bonne occasion de mettre en place une société avec moins d’État et une insécurité sociale accrue. L’inconvénient économique est que cette politique réduit la demande et pénalise la conjoncture, aggravant la crise.
L’ajustement des parités monétaires, conséquence de ce qui précède, serait l’éclatement de la zone euro telle que nous la connaissons aujourd’hui. Il faut bien dire que les différences de compétitivité entre les économies du Nord et celles du Sud de l’Europe poussent à l’éclatement ou en tout cas appellent un mécanisme d’ajustement qui fait défaut. C’est en effet la fin de l’union monétaire que les différentes opérations de sauvetage ont tenté d’empêcher jusqu’ici. Il y a fort à craindre que ces mesures ne produisent pas d’effet durable.
Une des mesures de la Banque centrale qui n’est que très rarement mentionnée depuis le début de la crise serait la baisse volontaire de la parité de change de l’euro. Celle-ci aiderait la zone à exporter une partie des coûts de l’ajustement structurel. Il est en effet toujours possible pour un pays de fixer un cours de change ou une fourchette de cours avec les principales devises mondiales. Tenter, pour une banque centrale, d’empêcher sa devise de baisser implique de vendre ses réserves de change et n’est pas tenable très longtemps. Par contre, agir sur la parité en fixant un cours « plafond » au-delà duquel on ne souhaiterait pas aller comme ce serait le cas ici n’implique pas d’autre limite que le niveau de réserve de change que l’on souhaite accumuler et le risque de taux que l’on souhaite prendre. En effet, la banque centrale peut acheter autant de devises étrangères qu’on lui en offre en émettant sa propre devise. Ce mécanisme est à l’œuvre en Suisse depuis début septembre 2011 et a permis à ce pays de ne pas se faire submerger par un taux de change qui devenait insupportable. À l’échelle de la zone euro, ce serait certes une autre affaire car les partenaires commerciaux, États-Unis et Chine, y trouveraient certainement à redire. Mais, plutôt que de demander à la Chine de réévaluer plus fortement le yuan, la zone euro pourrait obtenir le même résultat en faisant baisser l’euro.
Une autre mesure économique de croissance pourrait être la distribution de revenus dans les pays du Nord de la zone par des hausses de salaires importantes. Cette politique introduirait de la demande intérieure et corrigerait l’écart de compétitivité entre les pays du Nord et du Sud de la zone. Pour que cette politique ne bénéficie pas trop à la croissance asiatique via les importations, elle devrait être combinée à la baisse volontaire de la parité de l’euro. Elle pourrait de plus être accompagnée par des mesures de taxation de certaines importations, biens de consommation notamment. Il est vrai que ceci impliqueraient la remise en cause de certaines règles de l’OMC. Nous sommes ici bien loin du mandat de la BCE qui est la recherche de la stabilité monétaire.
Alors, que peut-il sortir de cette cure d’austérité sans ajustement de la parité monétaire et sans relance par la demande ? Des mouvements sociaux voire des révoltes comme le montre l’exemple de la Grèce. C’est pourquoi Mario Draghi, en homme lucide et conséquent, propose un pacte de croissance similaire au pacte fiscal. Il déclare, dans son entretien avec le Wall Street Journal, que l’« on ne peut avoir une situation dans laquelle l’un (au Sud) dépense et l’autre (au Nord) paie. C’est pourquoi le pacte fiscal est un succès majeur. En effet, par ce traité, les États abandonnent leur souveraineté nationale afin d’accepter des règles fiscales communes contraignantes, acceptent d’être surveillés et sont d’accord d’inclure ces règles dans leurs constitutions afin qu’elles ne soient pas faciles à changer. C’est le début. » Voilà donc clarifié le type de pacte de croissance auquel il pense. Il implique un abandon de souveraineté, des règles communes contraignantes et de la surveillance. Il n’implique certes pas de demander leur avis aux peuples. D’ailleurs, Mario Draghi n’a aucun compte à leur rendre.