Autoreverse

RS 570 meets AM A202

d'Lëtzebuerger Land vom 12.01.2006

Avant le commencement, il y eut l'obsession du taxinomiste. Paul Kirps, graphic designer ou graphiste, à garder, à volatiliser, à compiler, à répertorier, à photographier et à classifier les signes et les restes de la société de consommation, avec un faible pour les machines un rien archaïques. Ainsi, fasciné par l'inventivité de l'industrie de l'emballage, il garda durant longtemps les morceaux en polystyrène qui protègent un ordinateur, un appareil électro-ménager ou tout autre objet fragile dans sa boîte, et il les photographia soigneusement de tous les côtés. De ces recherches est né le projet Protekt, qui n'existe que sur papier: Paul Kirps a imaginé une série d'objets de protection pour humains en mal de sécurité. Les objets en polystyrène blanc, carrés, souvent utilisés à contre-emploi, sont accompagnés d'instructions, de leurs logos et de leurs numéros de série. Le tout dans une esthétique à mi-chemin entre mécanique et médecine. Le projet Protekt, un des premiers qu'il ait réalisés à son propre compte, en tant qu'artiste indépendant, a ouvert bien des portes à Paul Kirps. D'abord celles du Mudam, Musée d'art moderne Grand-Duc Jean, avec lequel il collabore étroitement depuis lors. Mais aussi de la scène internationale, dont notamment celles du MoMA, Museum of Modern Art à New York, qui a montré Protekt dans le cadre de l'exposition Safe: Design tales on risk – showcases objects that protect the body and the mind, qui s'est terminée le 2 janvier1. Que les objets imaginaires rappellent les encombrants Paßstücke de Franz West, ce n'est peut-être pas un hasard, les deux invitant le public à «utiliser» et «pratiquer» les œuvres, qui ne sont pas ergonomiques pour autant. Paul Kirps, né en 1969, a fait le tour d'Europe du graphisme, un peu comme le faisaient les apprentis jadis. Après ses études à Lausanne, son parcours professionnel l'a mené à Paris, Barcelone, Vienne et Amsterdam, avant d'atterrir comme art director à l'Expo 02 en Suisse. «Mais à chaque fois que quelqu'un voulait m'inculquer une définition exacte de ce qu'est le graphisme, je suis parti,» se souvient-il. Lassé du travail en agence pour le compte de clients qui veulent toujours donner de bons conseils aux graphistes, il a tout claqué pour devenir artiste indépendant. Après seize ans de travail à l'étranger, le voici donc qui revient s'installer au Luxembourg. Et travaille à ses propres œuvres, parfois commanditées par Mudam, mais pas forcément. Ainsi, il a illustré le livre d'Izima Kaoru, Landscape with a Corpse, en 2003, réalisé un jeu de cartes et une grande fresque sur la fenêtre du Camp de Base de Mudam pour Graphique Deluxe, Banque de Luxembourg à Kirchberg, en 2005. Ce qui frappe, c'est l'opposition entre deux mondes, deux univers graphiques et esthétiques quasiment opposés: l'un, celui des illustrations et des mises en page, onirique, organique, léger, soft, peuplé d'animaux et de fioritures, aux polices de caractères fantaisistes et enjouées, et l'autre, celui de Protekt et d'Autoreverse, plus technoïde, mécanique, aux formes géométriques et aux polices de caractères lourdes et décidées. «Ah? Oui... peut-être, réfléchit-il. Avant d'ajouter: Mais j'aime aussi le kitsch!» Référence aux armoiries grand format qu'il a réalisées sur plexiglas pour les icônes contemporaines, comme la Queen of Hearts ou le King of Pop. Début 2004, Paul Kirps s'est aventuré sur un tout nouveau terrain, celui du film. La série de cinq courts-métrages Autoreverse lui a coûté 18 mois de sa vie. Là encore, l'idée remonte à la fascination de ce fan de science-fiction pour la mécanique des appareils qui représentaient notre modernité dans les années 1970, 1980 et 1990: télécopieurs, chauffe-eaux, caméras de surveillance, lampes bronzantes... Paul Kirps a d'abord photographié, puis démonté ces machines et robots, avant de les remonter dans d'autres constellations: une friteuse rencontre une machine à café, un bras de tourne-disque est monté sur une photocopieuse etc. Goldorak meets Jurassic Park. Ou Jacques Tati joue avec l'électroménager imaginaire de Kristof Kintera (exposé lors de Manifesta 2 dans la vitrine d'un vrai  électricien, rue Philippe II) à bord de la navette spatiale Orion (série allemande célèbre pour son tableau de bord tout en fers à repasser et battants de mixer). Puis il a commencé à animer ces machines, selon la procédure du stop-motion – utilisée aussi par Dan Wiroth. Bady Minck ou, actuellement, Olivier Pesch –: chaque image y est photographiée individuellement, les objets étant animés image par image, le mouvement devenant fluide lors du montage. Rien n'est laissé au hasard, Paul Kirps raconte comment il a pu réfléchir durant des heures au choix de la couleur d'un câble. Le résultat sont d'étranges créatures aux noms de série futuristes (RS 570, X1, 97 C, FHW 64 D, AM A202), qui semblent avoir chacune leur propre personnalité, leurs propres ambitions et raison d'être aussi. Paul Kirps a même réalisé la bande sonore, un mélange de techno minimaliste et de sons mécaniques ou électroniques, qui contribuent au rythme, mais également à donner vie à ces robots. Les films avaient été montrés une première fois par le Mudam lors de la Nuit des musées 2005 et viennent de sortir en DVD, édité par le musée. Ce sont de véritables petits bijoux, aussi courts soient-ils, comme un hommage à nos rêves de futur d'il y a vingt ans. Paul Kirps est à mille lieues du graphisme cool et léché créé par les graphistes les plus branchés du moment. Bidouilleur plutôt qu'informaticien, on le soupçonne même d'être un peu nostalgique de ces films de science-fiction hallucinants dans lesquels le futur s'écrivait 2000. Il est né l'année où Neil Armstrong a atterri sur la lune.

Le DVD Autoreverse de Paul Kirps dure 10 minutes 33 et a été réalisé en série limitée de 1250 exemplaires; il est en vente auprès de Mudam (www.mudam.lu ; téléphone : 45 37 85-1 ; e-mail : info@mudam.lu) ou chez Fellner Art Books à Luxembourg-Ville au prix de 35 euros.

 

josée hansen
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