Les heureux lecteurs de Ons Stadt, le magazine d'informations de la Ville de Luxembourg, connaissent bien Paul Lesch et son minutieux souci de l'archive. Ils le retrouveront avec plaisir dans cet ouvrage de 330 pages (et 1.175 notes !) qui a servi de base, le mois dernier, à la programmation de la Cinémathèque municipale consacrée aux films à scandale. Historien de formation et grand spécialiste de cinéma, Paul Lesch ne propose pas une histoire des films qui se réduirait à leur exégèse. Il identifie à la fois des objets et la manière dont les individus ou des collectifs - le grand public, les hommes politiques, les intellectuels, l'État, les groupes de pression - les perçoivent, les commentent, les rejettent ou les approuvent. Cette histoire du cinéma est donc une histoire de la circulation des films et de leur réception. En choisissant de se pencher sur la censure cinématographique et les films qui ont fait scandale, Paul Lesch entend aussi objectiver les "comportements, les mentalités, les moeurs" de la société luxembourgeoise et leur évolution dans le temps. Par les débats et les querelles qu'elles suscitent, l'interdiction ou la dénonciation des films rendent visibles les parties en présence ainsi que les arguments qu'elles utilisent pour justifier leur point de vue. Articles de presse ou de revues, rapports officiels, comptes-rendus de la Commission de surveillance des cinémas, discours à la Chambre, actes juridiques, enquêtes orales, etc., ont servi de base à l'écriture de cette passionnante histoire de la censure cinématographique au Luxembourg. L'ouvrage est construit en trois parties à la fois chronologiques et thématiques (la législation, les cas de censure et d'interdiction, les films à scandales). Il décrit dans un premier temps le lent cheminement de la moralisation du spectacle cinématographique et son aboutissement institutionnel par la loi de 1922, la classification des films, la protection de la jeunesse et l'autonomie progressive des exploitants de salle. Mais, l'essentiel de l'étude est constitué de l'analyse au cas par cas des films qui ont suscité des interdictions ou des scandales pour des raisons politiques, morales ou religieuses. La polarisation idéologique des années 1930-1950 (nazisme, catholicisme, communisme, américanisme) cédant progressivement la place aux débats de société caractéristiques de la libéralisation des moeurs et de l'attention portée aux films érotiques ou "pornographiques". De longs développements sont consacrés aux affaires autour de The Road Back (James Whale, 1937), Die Sünderin (Willi Forst, 1950) Jours tranquilles à Clichy (Jen Jorgen Thorsen, 1969), Dernier tango à Paris (Bernardo Bertolucci, 1972). Le livre fourmille de détails érudits et d'informations et contient des rappels très intéressants sur les trajectoires et l'action d'illustres cinéphiles locaux: le prêtre Jean Bernard, directeur du Luxemburger Wort, président de l'Office catholique international du cinéma (OCIC), le critique communiste Evy Friedrich, le fondateur de la Cinémathèque municipale, Fred Junck. Il montre aussi comment l'espace public luxembourgeois construit ses querelles locales à partir d'arguments empruntés aux débats allemands ou français, ce qui témoigne indirectement d'une forme de provincialisme intellectuel. Bien que mentionné dès les premières pages du livre, le lieu commun traditionnel qui fait du Luxembourg une synthèse entre les cultures romane et germanique ne résiste pourtant pas aux informations que nous donne l'auteur lui-même. Il y a en effet autant de différences entre la France et l'Allemagne qu'il y en a entre la France du nord et celle du sud. L'hégémonie catholique est au coeur de l'ouvrage de Paul Lesch, comme elle se trouve au coeur de l'espace régional dont le Luxembourg est partie prenante, avec la Belgique, le sud de l'Allemagne et la Lorraine. Au début du XXe siècle, des terres rurales ont basculé dans la grande industrie et produit cet investissement politique particulier que l'on appelle le catholicisme social. Le souci permanent de l'encadrement moral des "esprits faibles" est une constante du paternalisme catholique que le cinéma - spectacle populaire par excellence - rend encore plus nécessaire. De là, la forte polarisation publique contre les films qui apparaissent comme une remise en cause de l'éthique catholique, de la vision du monde et des rapports sociaux qu'elle sous-tend. Ce n'est pas la nudité ou la mise en scène crue des choses du sexe qui rendent insupportables pour certains spectateurs Die Sünderin ou Dernier tango à Paris, mais la valorisation de conduites de vie (comme l'euthanasie ou la prostitution) qui expriment des choix de conscience en toute liberté, échappant au contrôle du groupe et au-delà, à celui de la providence. La reconstitution minutieuse de ces querelles fait l'intérêt central du livre de Paul Lesch. En donnant à voir le fonctionnement concret du cinéma, au ras du sol, l'étude arrache l'observation des situations à la chronique locale et produit une somme de connaissances qui intéresse tous les historiens de cinéma. Là encore, le jeu de va-et-vient entre les frontières, qu'autorise l'espace régional, et qui permet par exemple aux spectateurs allemands de contourner la censure de leur pays en se rendant au Luxembourg, ou bien aux spectateurs luxembourgeois de faire de même en se rendant en Belgique, vient rappeler concrètement qu'il n'existe pas de films - ni d'histoire du cinéma - en dehors de l'observation des pratiques de programmations et de consommations de ces derniers. Ce qui nous permet de conclure par un petit bémol qui est moins une réserve qu'une invitation à la discussion. Le point de vue évolutionniste spontanément adopté a tendance parfois à faire des hommes du passé des espèces de néandertaliens enfermés dans l'obscurantisme religieux, et de la censure, une survivance archaïque logiquement condamnée par l'histoire. C'est la modification des pratiques de consommation et d'expertise de la qualité morale des films qui permet de comprendre non pas la disparition mais le déplacement des effets de censure, notamment de l'espace public de discussion à celui, plus intime et privé, du foyer domestique. Il n'est pas plus "obscurantiste" ou "rétrograde" de supprimer, dans les années cinquante, certaines scènes d'un film que l'on juge inappropriées à de jeunes spectateurs, que de sélectionner aujourd'hui sur son DVD, les chapitres d'un film que l'on estime les plus adaptés aux regards de ses enfants. En se focalisant sur les pratiques de censure et d'interdictions des films, Paul Lesch réduit inconsciemment l'action des collectifs - notamment celle des organisations catholiques - à des formes de contrôle et d'enfermement des esprits, en oubliant d'intégrer dans son observation, les efforts considérables de ces derniers pour former le public (efforts paradoxalement décrits dans le livre). La diffusion de la culture cinématographique au Luxembourg semble pourtant extrêmement liée au développement du consumérisme culturel catholique. Loin d'être le produit mécanique de l'évolution des moeurs, la liberté d'expression en matière de cinéma depuis près de trente ans au Grand-Duché, est aussi le résultat de la formation croissante des spectateurs, dont le regard informé permet désormais de neutraliser les effets des images. Ces quelques remarques n'obèrent en rien la qualité scientifique de l'ouvrage (augmenté d'une impressionnante bibliographie recensant des études en français, en allemand et en anglais, d'un index des films et des noms). Écrit dans un style clair et agréable à lire, accessible à tous, parsemé de photos, d'illustrations et de reproductions judicieuses de documents, le livre est une publication du Centre national de l'audiovisuel et possède à ce titre une très grande qualité éditoriale.
Paul Lesch: Au nom de l'ordre public et des bonnes moeurs. Contrôle des cinémas et censure de films au Luxembourg, 1895-2005, CNA, Luxembourg, 2005; 332 pages, 22 euros; ISBN version française: 2-919873-25-3; ISBN version anglaise: 2-919873-37-7