Chaque empire a vu dans son histoire ses moments d’hégémonie et ses chutes vertigineuses, c’est non sans une pointe de satisfaction que nous observons aujourd’hui le déclin de l’empire des influenceurs. Les influenceurs et influenceuses, ce groupe social né au début des années 2000 avec l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux. Il est composé principalement de personnes dont l’aura s’est forgée non pas par leurs talents, leurs inventions ou leurs engagements. Mais plutôt à travers leur exposition dans l’une ou l’autre des sombres émissions de télé-réalité parmi des milliers. Le phénomène de « l’influenceur » n’est cependant pas nouveau, il a été décrit dès 1940 par le sociologue Paul Lazarsfeld. Tout comme les réseaux sociaux, les vrais, les cercles d’amis, la famille, il est indéniable que les réseaux sociaux numériques, la télévision et le marketing ont ouvert une voie royale à ce nouveau groupe que sont les influenceurs contemporains.
Ce n’est pas comme si nous n’avions pas vu le phénomène venir de loin. Le célèbre ouvrage de Guy Debord, La Société du spectacle, publié en 1967, mettait en garde face à une société dans laquelle les rapports entre les individus sont médiatisés et mis en scène, le spectacle créant une réalité factice qui viendrait influencer la réalité des individus. En bref, une société dans laquelle le spectacle devient le réel. Devant les images des émissions de télé-réalité, on pense évidemment aussi à la célèbre phrase d’Andy Wharol : à l’avenir tout le monde aura le droit à son quart d’heure de gloire. (La citation originale est « In the future, everyone will be world-famous for 15 minutes. ») Là où la réalité a dépassé les prédications, c’est ce que ces célébrités de quinze minutes ont inventé un tout nouveau métier pouvant rapporter très gros. Le tout grâce à un développement des réseaux sociaux sans foi ni loi et une libération des marchés féroce.
Être célèbre est devenu un métier, et ils sont prêts à tout pour aller loin, très loin. Dans des placements de produits plus ou moins discrets, voire carrément outranciers, on a eu le droit ces dernières années à un florilège de bêtises aussi affligeantes que dangereuses. Petite piqûre de rappel… l’influenceuse Sarah Fraisou a fait grand bruit lors de sa promotion de gélules « garanti cent pour cent naturels ». Celles-ci viseraient à resserrer le vagin et ainsi éviter que son mari n’aille voir ailleurs lorsque le vagin de la femme est distendu. Dans le même registre, tout aussi rétrograde et misogyne, Maeva Ghenamm a quant à elle vanté les vertus de la chirurgie pour retrouver un vagin d’une petite fille de… douze ans (sic!). La liste est longue des intox, contrefaçons, cures miracles contre les cellules « cancérigeuses » (le lapsus du Luxembourgeois Dylan Thiry est bien réel). Comme l’a écrit Audiard dans Les Tontons Flingueurs : « Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ». Malheureusement ces cons-là sont suivis et pris au sérieux par des millions d’abonnés à travers le monde.
Comme si la situation n’était pas déjà au paroxysme de l’absurde, le rappeur français Booba, connu lui aussi pour ses nombreux scandales, a déclenché une véritable guerre contre la tromperie perpétrée par ces influenceurs. « Non, mais allô », pour citer la grande philosophe Nabilla Vergara, reine mère des influenceurs. Pendant plusieurs mois, il a livré une véritable bataille médiatique et sur les réseaux sociaux, en toute impunité, même si certaines de ses pratiques sont à la limite du harcèlement. Les journalistes s’y sont mis aussi, on se souvient bien de cette interview hallucinante de Magali Berdah lors de l’émission Complément d’enquête, durant laquelle, poussée face à ses incohérences, s’emporte et crie à la manipulation par les journalistes. L’arroseur arrosé, on y est, un classique de la dramaturgie. Quand les médias sont accusés de manipulation par les influenceurs, c’est un peu comme voir une course-poursuite entre un rat et un cafard, on ne sait pas si on veut que quelqu’un gagne, mais pendant quelques instants, on savoure le spectacle.
Début juin, le Parlement français a voté à l’unanimité (ce qui est assez rare en ce moment pour le noter) une loi visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux. Depuis le 9 juin, elle est mise en application, même pour ceux habitant à l’étranger faisant du commerce sur le territoire français (certains d’entre eux vivent à Dubaï). Les sanctions tombent, dans un premier temps sous forme d’avertissements que les influenceurs coupables doivent afficher obligatoirement sur les pages de leurs réseaux sociaux. À entendre les premières jérémiades largement diffusées par les médias, ce n’est pas la sanction financièrement qui fait le plus de mal, mais bel et bien celle de l’image. La récréation est terminée et avec elle l’impunité.