La querencia désigne l'angle de l'arène où le taureau se réfugie d'abord pour mieux attaquer ensuite. C'est surtout un lieu sûr d'où l'animal a l'angle de vision le plus large possible. C'est par conséquent le contraire exact de l'angle mort où la visibilité est nulle. Prenons un autre exemple, sportif cette fois. Quelle différence y a-t-il entre un match de boxe et un combat de judo ? Le boxeur cherche à mettre brutalement K.O. tandis que la technique du judoka réside dans l'art de faire toucher habilement des épaules le tapis à son adversaire.
Mais que peuvent bien avoir en commun la stratégie taurine et l'art de l'esquive orientale avec une anthologie de littérature luxembourgeoise ? Une question d'intelligence. Au sens du point de vue de l'auteur et des dimensions du Grand-Duché de Luxembourg, qu'on les compare cette fois à celles du ring de boxe ou bien du tatami.
Parce que voilà, notre espace de création est limité par des frontières toujours très proches. Si elles sont vite franchies, nos paysages n'ont rien de comparable avec l'étendue du regard que permet par exemple l'espace américain et la coloration littéraire qu'il produit. Serait-ce pour cela que notre champ de création donne si souvent l'impression d'être terne, réduit à une vision par le petit bout de la lorgnette ? À commencer par notre langue : un parler certes haut en couleurs mais dont l'envergure, sociale et culturelle surtout, nous confinerait plutôt au rayon folklore et dans le régionalisme.
Le macro, donc, ne nous a pas été donné par la nature. Comment alors sortir de notre microcosme naturel ? S'en sortir, cela signifie d'abord pour nos écrivains changer de langue d'écriture ? et Frank Wilhelm, l'auteur de la fort intéressante étude sur la Francophonie au Grand-Duché de Luxembourg insiste d'emblée sur cet indispensable changement identitaire, puisque s'ouvre alors la perspective nouvelle d'un autre territoire. Des dimensions qui certes ne se mesurent pas, encore une fois, à l'aune kilométrique mais qui confèrent à notre pays ce petit bagage cosmopolite de sympathie internationale que renforce encore la coédition hongroise scientifique de cet ouvrage.
L'approche de Frank Wilhelm est un bon choix puisque du même coup, voici franchi l'obstacle de notre petite taille géographique et linguistique. L'ordre alphabétique commun aux dictionnaires apportant de plus à l'ouvrage la lisibilité nécessaire à pareille entreprise, les connexions s'établissent aisément entre sociétés et associations d'écrivains, journaux, revues et autres publications, manifestations et colloques, prix littéraires (on peut le regretter hélas toujours trop dans nos cordes quand l'élargissement à la concurrence de la Grande Région apporterait une bouffée d'air frais propre à stimuler les esprits et à vivifier l'encre des plumes écrivaines) et choix de larges extraits descriptifs (pour les meilleurs cette fois), du XVIIIe siècle à nos jours.
Avec à mi-chemin de l'histoire le fameux traité de Vienne qui, s'il donna à notre Grand-Duché ses fondements d'État moderne, lui conféra aussi les dimensions réduites aux conséquences frontalières frustrantes que l'on sait, d'aucuns choisissant définitivement d'aller vivre et s'exprimer à l'étranger.
La perte infligée par cette "trahison" reste à analyser, comme la désertion à Paris de Hubert Loescher alias Hubert Juin dont la grand-mère, bien que de nationalité belge, ne savait s'exprimer qu'en luxembourgeois. Comme son ami Edmond Hermann alias Edmond Dune, Juin était né à Athus et reste donc inséparable de ce triangle linguistique francophone belgo-franco-luxembourgois Athus-Rodange-Longwy aux origines tant paysannes qu'industrieuses partagées.
Juin, par ailleurs internationalement reconnu comme "le" spécialiste de Victor Hugo, que nous revendiquons, point n'est besoin de le rappeler comme une gloire nationale depuis son séjour à Vianden1, trouva les mots justes et calmes mais non moins acérés que la rage devant Dieu et les hommes de son ami Dune pour dire ce que cache le silence des "taiseux", dans les cinq romans du cycle Les Hameaux consacré à ce coin de pays dont nous faisons indéniablement et intégralement partie2.
La courageuse exposition Kontakte-Kontexte (cf. d'Land n°02/00 et 09/00) fournit déjà une base de réflexion sur notre petit esprit de clocher et les conséquences lourdes de sens quant à ces exils, fussent-ils librement consentis.
Frank Wilhelm pêcherait-il donc presque par trop d'honnêteté intellectuelle en se limitant - volontairement il est vrai - à une recherche sur nos auteurs intra muros, même s'il s'explique d'emblée dans son introduction sur cette exclusion des littérateurs d'outre-frontières de notre patrimoine tant historique que contemporain ? On peut le regretter mais son mérite est de doter notre entité littéraire poids plume, depuis l'angle de vue de sa querencia, de la stratégie qui lui évite le K.O. que lui infligerait nécessairement un adversaire poids lourd, la France en l'occurrence, à laquelle nous empruntons la langue.
À découvrir au fil de l'excellente Francophonie du Grand-Duché de Luxembourg composée dans sa première partie d'un Dictionnaire de la francophonie luxembourgeoise suivi de l'Anthologie d'auteurs francophones luxembourgeois contemporains.
Frank Wilhelm: La francophonie au Grand-Duché de Luxembourg, Cahiers francophones d'Europe Centrale, ISBN : 963 037 490 0, 1 000 francs.
1 Hubert Juin : Victor Hugo, 3 tomes, Flammarion, 1986, "Le vert paradis de Vianden", pp. 101-113, tome 3, 1870-1885
2 Hubert Juin : Les Hameaux, préface d'André Dhôtel, Marabout n° 1022, 1978