Si ce n’est pas du cynisme, cela y ressemble fortement. Dans la dernière salle de l’exposition Pauvre Luxembourg ?, qui vient de s’ouvrir au Musée d’histoire de la Ville de Luxembourg, un compteur numérique avance lentement et sûrement. Le concept est désormais connu, on a eu de tels compteurs ailleurs pour sensibiliser à l’évolution de la dette des pays pauvres, à l’augmentation de la population mondiale, ou, à rebours, pour compter les secondes jusqu’au passage du millénaire. À ce dernier étage de la rue du Saint-Esprit, légèrement surfaite avec ses lambrissages en bois précieux, ce compteur avance toutes les trois secondes. Mardi midi, il avait déjà dépassé les 83 300. La machine comptabilise le nombre d’enfants morts de faim en une année, la durée de l’exposition, un enfant toutes les trois secondes. Mardi, cela faisait à peine cinq jours d’ouverture, le compteur prévoit sept positions, qu’il atteindrait donc en avril 2012.
Peut-être qu’il faut considérer cet automate avec la froideur d’un statisticien pour supporter sa violence – ou sa vulgarité. Mais on est là, devant ce truc, après avoir traversé ces salles aux stucs baroques avec leur débauche de technologies de présentation high-tech et de scénographie luxueuse et on se dit : peut-être qu’une des explications des injustices sociales flagrantes dans le monde est là : les uns meurent de faim et les autres les regardent avec une distance hautaine, sans aucune compassion ni véritable désir d’y remédier. Car sinon, en étant radical, on aurait pu prendre le budget de l’exposition et sauver tous ces enfants de la faim.
La grande exposition thématique du Musée d’histoire de la ville est donc, après les sorcières, les tsiganes ou les jeunes, consacrée à une autre population marginalisée : les pauvres. La question de départ est simple : peut-on, dans un pays aussi riche que le Luxembourg, généralement perçu comme un pays de cocagne avec des niveaux de salaires mirobolants et son système social performant, être pauvre, ne pas arriver à vivre décemment, à se loger et se nourrir soi et ses enfants ? Oui, on peut, disent les chiffres : 85 000 personnes étaient en 2009 au grand-duché « menacées de pauvreté » selon la définition et les chiffres d’Eurostat, soit 17,8 pour cent de la population en 2009, contre 15,8 en 2003 (moyenne des 27 ; 23,1 pour cent). Presque 8 000 personnes ont reçu un complément RMG en 2009 du Fonds national de solidarité, cinq fois plus qu’en 1986 (selon son rapport annuel). Le taux de risque de pauvreté augmente encore, et de façon dramatique, auprès des monoparentaux avec des enfants à charge : en 2006, il était de presque cinquante pour cent, selon un rapport de la Chambre de travail de 2007 sur le sujet, et la Chambre des salariés ne cesse de mettre en garde, dans ses publications, que le phénomène des working poor, des personnes qui travaillent mais ne gagnent pas assez pour couvrir leurs besoins de base, atteint des niveaux inquiétants : 31 pour cent des travailleurs élevant seuls leurs enfants y seraient exposés (source : CSL).
Et pour celui qui avance de manière plus empirique, il suffit de visiter une des nombreuses épiceries sociales qui ouvrent depuis quelques mois à travers tout le pays pour se rendre compte que la pauvreté augmente à nouveau au Luxembourg, sans aucun doute accélérée par les suites de la crise économique de 2008. À tel point que le conseil de gouvernement s’y est longuement consacré dans sa réunion de vendredi dernier, 27 mai, pour charger la ministre de la Famille, Marie-Josée Jacobs (CSV), de développer des mesures concrètes pour remédier à cette paupérisation et lutter contre l’exclusion sociale, par exemple en repensant le calcul du RMG par rapport au nombre d’enfants à charge. Les propositions sont attendues pour l’automne. Et le Premier ministre Jean-Claude Juncker de craindre, lors de sa conférence de presse suite au conseil des ministres, que ces mesures déclencheront des jalousies et des protestations parmi la population.
On pourrait donc considérer que l’exposition du MHVL n’est pas seulement très actuelle, mais en plus courageuse, car politiquement sensible de par son coup de projecteur sur la misère contemporaine, notamment dans le quartier de la gare et à Bonnevoie, où sont concentrées les principales structures d’aide aux sans-abris, aux toxicomanes, aux femmes en détresse, le marché de la drogue et la prostitution – déjà constamment contestées par de nombreux riverains. Et ce d’autant plus que nous sommes en pleine période électorale. Or, ce n’est vrai qu’en partie.
Car le regard porté sur le sujet est empreint de condescendance, dans le meilleur des cas. La pauvreté, telle que montrée ici – et cela correspond au discours ambiant hors des murs de l’institution – s’attraperait comme une maladie. Comme une bactérie Ehec fortement contagieuse dont personne ne saurait vraiment d’où elle vient ni comment elle se propage. Le pauvre serait donc une personne qu’il faut assister, encadrer par un système social étatique et des associations qui diminuent leur souffrance en leur fournissant à manger (Vollekskichen), un logement d’urgence (Foyer Ulysse), des seringues propres (Tox-in), un endroit où se retrouver (Stëmm vun der Strooss) ou la protection d’un foyer d’urgence (Openthalt). Ces nombreuses structures sont documentées au rez-de-chaussée dans un baraquement de fortune construit avec des planches et des tissus colorés, contrastant volontairement avec le clinquant des dorures et des miroirs de cette somptueuse salle. Les espaces dédiés à la vie d’un toxicomane dans le quartier ou documentant le contenu de sacs de sans-abris sont parmi les meilleures de l’exposition.
À côté de l’ascenseur principal, « Cindy », une jeune femme aux yeux clairs et au regard serein, qui vit dans un foyer, explique : « Pour moi, le plus important, c’est d’être acceptée telle que je suis » ou : « Dans la vie, être pauvre ou très pauvre est sans importance, ça n’empêche pas d’être heureux. » Certes, mais ne pas avoir de soucis matériels peut aider à éradiquer les petits problèmes de la vie est-on tenté d’ajouter. Puis on passe devant un extrait de la Sociologie religieuse de l’abbé Heiderscheid de 1961 sur l’embourgeoisement des classes moyennes luxembourgeoises, et nous voilà droit dans l’approche globale de cette exposition conçue par petites touches impressionnistes, « comme un film » aime à le définir la commissaire Marie-Paule Jungblut (le catalogue, il est vrai, fournit les explications) : avoir est la norme, ne rien posséder l’exception, qui produit de la pitié dans le meilleur des cas, du dédain dans le pire.
L’exposition commence à raconter la pauvreté au Luxembourg à la deuxième moitié du XIXe siècle et a déniché dans de nombreux fonds d’archives, dont certains inattendus (de la police, des douanes,...) des documents (répertoires communaux, règlements, lettres de demandes d’aide ou de logements sociaux) et de belles photos retraçant les conditions de vie des pauvres. Comme ces petits métiers disparus depuis longtemps qui font partie de l’imaginaire collectif des faubourgs notamment : ramasseurs de crottes chien, marchands de guenilles (« Lompekréimer ») ou de vieille ferraille. Une salle entière est dédiée à la ganterie du Grund, à l’essor industriel et à ses limites. Quelques films incroyables, surtout français et anglais, du tournant du siècle, illustrent la vie dans les hospices, le vagabondage et la mendicité ou la mode du « slumming » (du tourisme des pauvres, vers 1900). Bizarrement, cette partie historique s’arrête à la deuxième guerre mondiale, qui serait pourtant une explication évidente pour la montée de la pauvreté. Les migrations historiques en partance du Luxembourg vers les États-Unis ou le Brésil au XIXe siècle, et vers le grand-duché et la zone Schengen aujourd’hui ne sont qu’effleurées avec une salle peu satisfaisante (des affiches sur des campagnes pour ou contre l’Europe, une cage en fil de fer pour symboliser les structures d’enfermement et la forteresse Europe).
Le dernier étage est le plus décevant, car il devient presque ésotérique, interrogeant les concepts de bonheur et de satisfaction au-delà du matérialisme et du consumérisme (ah oui, heureux les religieux et pauvres de nous, attirés par les sacs Vuitton et autres veaux d’or). Au final, le visiteur est invité à faire l’aumône, comme à l’Église, et les sous récoltés glissent à travers un système de tuyauterie à l’entrée, où on peut observer l’état des dons. Or, quelques indications socio-politiques, globales ou nationales, des tentatives d’explication des phénomènes liés à la pauvreté, comme le fait le catalogue, auraient permis une autre conclusion : des revendications comme des droits sociaux au lieu de l’aumône, d’autres systèmes de redistribution des richesses ou le droit à l’autodétemination pour chacun ou une plus grande égalité dans la société par exemple.
Pauvre Luxembourg ? se veut une exposition de vulgarisation d’un sujet qui, visiblement, fait peur. Or, elle a ses limites dans son approche, celle de faire dans le spectaculaire côté présentation et dans la réduction à l’extrême du sujet afin de faciliter sa mise en scène. Mais une visite à Trèves, où le Museum Simeonstift et le Rheinisches Landesmuseum présentent en parallèle (et sans que ce soit prévu ou coordonné, malgré la collaboration tant vantée au niveau de la Quattropole) une exposition sur le même thème : Pauvretés – perspectives dans l’art et la société, élaborée avec l’Université de Trèves, a une approche encore plus historiciste, remontant 2 500 dans l’histoire, et fait soudain paraître l’exposition luxembourgeoise comme moderne et dynamique. Les petites salles d’exposition de Trèves regorgent certes de quelques belles œuvres d’art sur le sujet – Le repas frugal de Pablo Picasso, d’autres de Jonathan Meese, Katharina Fritsch, Christoph Schlingensief –, mais son discours est encore plus exacerbé, son attitude encore plus condescendante. Les bons samaritains, les mécènes et les bienfaiteurs, surtout catholiques (mais aussi le saint local, Karl Marx), y sont carrément élevés au rang d’icônes, alors que les « documentations de la pauvreté » seraient à considérer avec une « distance critique ». On retrouve d’ailleurs le même scepticisme vis-à-vis de ceux qui tentent de documenter la pauvreté au Luxembourg, les photographes et cinéastes qui vont à la rencontre des démunis étant soupçonnés de voyeurisme. Le reproche ne peut être qu’autoréférentiel.