La pression fut si forte que le gouvernement, après une décennie de résistance, a fini par aménager un régime fiscal particulier pour les expatriés, dérogeant ainsi au principe selon lequel les contribuables sont traités à l’identique, qu’ils soient bardés de diplômes universitaires ou non, étrangers ou locaux. L’Administration des contributions directes a attendu le dernier jour de l’année 2010 pour publier une circulaire de neuf pages intitulée sobrement « Encadrement fiscal des dépenses et charges en relation avec l’embauchage sur le marché international de salariés hautement qualifiés et spécialisés ». Y sont minutieusement détaillés les frais et dépenses qui pourront échapper à l’impôt et rendront ainsi plus faciles et moins coûteux pour les employeurs des recrutements de cadres aux profils très pointus que les entreprises ne trouvent pas dans le vivier luxembourgeois ni dans celui de la grande région.
Comme le souligne en préambule la circulaire, il s’agit pour les entreprises luxembourgeoises « de garder une longueur d’avance sur leurs concurrents et (…) de développer des produits et technologies innovants » en leur facilitant l’embauche sur le marché international de personnes « hautement compétentes et disposant de connaissances approfondies dans certains secteurs spécifiques ». Pour attirer ces gens au grand-duché, les employeurs doivent prendre en charge une grande partie des frais occasionnés par leur déplacement et leur assurer le même train de vie que s’ils vivaient dans d’autres capitales : déménagement, scolarisation des enfants s’il y en a, dépenses entraînées par le déménagement, prise en charge des différences de niveau de vie, etc.
La circulaire vise donc à « encadrer, au niveau de l’impôt sur le revenu, les dépenses et charges que l’entreprise assume dans le cadre de l’embauchage sur le marché international de salariés hautement qualifiés et spécialisés (highly skilled workers) ».
Pour avoir droit à un traitement différencié, qui peut faire économiser plus de 50 000 euros par an et par salarié à une entreprise, des conditions précises sont définies par le texte de la circulaire qui ne laisse rien au hasard ; le premier préalable étant d’afficher une rémunération mensuelle fixe brute (hors bonus, primes, rémunération variable et autres avantages en nature) de 8 787 euros minimum, ce qui correspond au montant maximum de l’assiette cotisable qui est fixée par la sécurité sociale luxembourgeoise. Le cadre aménagé pour les nouveaux expatriés (il faut avoir signé un contrat après le 1er janvier 2011) devrait lever les « zones grises » qui émaillaient leur situation avant la circulaire du 31 décembre, avec comme arrière-fonds, le souci d’éviter toute déviation possible ou galvaudage du régime (comme ce fut le cas pour les pensions complémentaires avant la réforme). Les autorités luxembourgeoises ne voulant surtout pas donner l’impression de créer une caste privilégiée, alors qu’elles demandent au reste des salariés de se serrer la ceinture et tirent à boulets rouges sur les droits sociaux de milliers de frontaliers (allocations familiales et bourses d’études supérieures).
Les expatriés admis au nouveau régime de la circulaire, outre qu’ils devront remplir les conditions de « contribuables résidents », ne pas avoir travaillé au grand-duché au cours des cinq dernières années et disposer d’un diplôme universitaire ou d’une solide expertise, devront « apporter une contribution économique significative » au Luxembourg ou « contribuer à la création de nouvelles activités économiques à haute valeur ajoutée ». La circulaire précise que le salarié hautement qualifié doit mettre ses connaissances et son savoir faire « au profit du personnel de l’entreprise indigène en vue de stimuler des activités soutenables au Luxembourg ». Ce sera à l’administration fiscale de déterminer ce qu’elle entend à la fois par une contribution significative à la création de valeur dans l’économie nationale et par des activités soutenables.
Jusqu’à présent, la prise en charge des frais liés à l’exil d’un salarié de son pays d’origine relevait de la catégorie des avantages en nature et les charges taxées comme des salaires, ce qui renchérissait d’autant les salaires et rebutait plus d’un employeur avant de sortir la copie d’un contrat d’embauche. Désormais, certaines charges prises en compte par les employeurs seront considérées comme des dépenses d’exploitation dans le chef de l’entreprise, pour autant que les sommes « ne dépassent pas des montants raisonnables ». Elles sont exonérées du point de vue du salarié hautement qualifié. Outre les frais de déménagement ou de rapatriement (le régime est valable cinq ans), la circulaire prévoit une exonération d’impôt pour les frais d’aménagement d’un logement au Luxembourg (meubles, appareils électroménagers « aux normes locales » comme les sèche-linges ou les lave-vaisselles). Les « charges répétitives » ne pourront toutefois dépasser ni 50 000 euros par an, ni 30 pour cent du total annuel des rémunérations fixes. La somme est portée à 80 000 euros si le salarié vit en couple.
Les frais de scolarité (enseignement fondamental et secondaire) sont également concernés par la circulaire. Les expatriés ont aussi droit à une « indemnité forfaitaire pour certaines autres dépenses répétitives » représentant un montant de 1 500 euros par mois ou huit pour cent de la rémunération pour un célibataire et 3 000 euros et seize pour cent en cas de vie commune. Il faut entendre par là, la couverture « du différentiel du coût de la vie entre l’État d’accueil et l’État d’origine ». Dans le jargon fiscal, on parle « d’égalisation fiscale ». Les autres rémunérations, comme la mise à disposition, à titre gratuit ou à prix réduit, d’une voiture sont traitées selon le régime commun.
Le texte de la circulaire, qui a été élaboré en commun avec les opérateurs économiques, a été salué par les principales firmes d’audit et de conseil. « Ces nouvelles mesures constituent un développement important en matière d’imposition des expatriés. Elles permettent de réduire de manière significative les dépenses importantes que les entreprises assument dans le cadre de l’emploi de salariés expatriés au Luxembourg. À titre d’exemple, un expatrié marié avec deux enfants à charge, percevant un salaire de base de 200 000 euros et une enveloppe salariale typique d’expatrié peut réaliser une économie d’impôts d’environ 50 000 euros par an grâce aux nouvelles mesures », note le cabinet Deloitte dans la dernière livraison de sa newsletter.
Cela faisait plus de dix ans que la communauté financière attendait un geste de la part du gouvernement. Politiquement, ce geste intervenu en pleine rigueur budgétaire, est porteur d’une symbolique qui n’a échappé à personne : décomplexé, le ministre CSV des Finances a montré qu’il pouvait s’émanciper de son mentor Jean-Claude Juncker, lequel avait toujours fait preuve des plus grandes réticences à accorder un traitement privilégié aux expatriés et rompre ainsi avec le sacro-saint principe de l’égalité des salariés devant l’impôt. C’est un tabou (mais Juncker n’est plus aux commandes des finances) qui a donc sauté le 31 décembre dernier. Il y avait toutefois une contradiction pour le gouvernement de s’empresser à faire des lois innovantes en matière financière (transposition de la directive sur les fonds alternatifs, réforme de la législation sur les fonds d’investissement) avec le souci de se poser comme une terre d’accueil de gestionnaires de fonds alternatifs ou d’entrepreneurs de private equity, alors qu’il n’existait aucune « carotte » ni incitant pour les attirer.
La diversification de l’économie et sa compétitivité passent par des mesures exceptionnelles qui sont désormais soutenues par le partenaire socialiste de la coalition. Jeannot Krecké, le ministre LSAP de l’Économie, avait donné le ton au printemps dernier, lorsqu’il a concocté ses 65 mesures pour doper la compétitivité de l’économie luxembourgeoise, déroulant le tapis rouge pour les nouveaux venus apportant une plus-value « extraordinaire » à l’économie luxembourgeoise. Une fois posé le principe par un ministre socialiste, plus rien ne pouvait brider la créativité du département des Finances, tenu par un chrétien-social.
Le régime spécial pour les expatriés était dans l’air depuis le discours « fondateur » du ministre des Finances à Francfort au mois d’octobre dernier. Luc Frieden avait alors laissé entendre qu’il allait faire un geste en faveur des expatriés et leur aménager un régime privilégié. Satisfaite de ce premier pas « dans la bonne direction », la communauté financière s’attend à des mesures supplémentaires de la part de ce gouvernement, notamment pour encourager les entrepreneurs de type private equity à venir établir leur base au Luxembourg. Des réflexions seraient dans l’air pour leur aménager un régime de faveur pour traiter leurs investissements personnels dans les fonds. Des mesures qu’un pays comme la Suisse (avec ses plans d’intéressement pour les gestionnaires de fonds de capital-risque), principal concurrent de la place luxembourgeoise, a déjà mis en place.
« J’ai beaucoup de respect pour le geste, s’est félicité dans un entretien au d’Land Georges Bock, patron du département fiscal de KPMG. Il faut apprécier la circulaire sur les expatriés, alors que nous sommes dans des temps difficiles. Nous espérons que le mouvement ainsi initié va se poursuivre sur la même lancée ».
La circulaire pour expatriés n’a toutefois rien d’extraordinaire par rapport à ce qui se pratique ailleurs, le régime serait même le minimum syndical de la part des autorités, qui craignent sans doute que l’annonce de cette mesure soit mal perçue par le commun des salariés. Mais le fait même qu’il y ait des dispositions ne disqualifie plus la destination luxembourgeoise lorsqu’un de ces highly skilled workers doit choisir se s’exiler hors de son pays d’origine. C’est déjà ça de gagné dans la course.