Dans De la guerre à l’union de l’Europe, Mauve Carbonell retrace les biographies de huit notables luxembourgeois pris dans la tourmente du court XXe siècle

Irréprochables

d'Lëtzebuerger Land vom 04.09.2015

Il y a presqu’un an, dans l’indifférence générale, est paru De la guerre à l’union de l’Europe. Il s’agit d’une biographie collective de huit notables luxembourgeois qui finiront tous commissaires, juges et représentants dans les institutions européennes de l’après-guerre. L’historienne française Mauve Carbonell écrit leur histoire en empruntant « une approche quasi ,initime’ ». Elle a interviewé les veuves, enfants et petits-enfants ; lu les essais politiques, littéraires et poétiques (plus ou moins heureux) ; consulté les archives d’État, européens et privés. Carbonell ne tait ni les compromissions durant l’Occupation, ni les échecs sur le parquet européen. Si les 160 pages valent la lecture, c’est moins pour leur téléologie branlante – aboutissant à « une Europe nécessaire » –, que pour ce qu’elles nous apprennent sur les élites luxembourgeoises et leur reproduction, l’Occupation et l’épuration, ainsi que sur le difficile « retour à la normale » sous le signe de la guerre froide.

Les notables choisis par Carbonell sont tous nés entre 1895 et 1920. Ce qui fait d’eux une « génération », c’est le passage par l’événement dateur de la guerre. Pour son corpus, l’historienne a choisi huit hommes qui joueront tous un rôle plus ou moins important dans les institutions européennes. Trois sont socialistes : le syndicaliste et maire de Dudelange Jean Fohrmann (1904-1973) ; le spiritus rector du parti Michel Rasquin (1899-1958) ; et le rusé « notable parmi les notables » Victor Bodson (1902-1984). Trois sont proches du CSV : le fonctionnaire systémique et « homme de confiance de Bech » Albert Wehrer (1895-1967) ; le ministre éphémère Lambert Schaus (1908-1976) ; et l’intellectuel et « fervent catholique » Pierre Pescatore (1919-2010). Deux – le technicien Albert Borschette (1920-1976) et le « libre penseur et bon vivant » (et grand maître de la Loge) Charles-Léon Hammes (1898-1967) – sont plutôt proches des milieux libéraux. La fin de leur carrière les amènera tous aux institutions européennes, que ce soit à la Haute Autorité, à la Commission ou à la Cour de justice.

La voie de « ces jeunes hommes brillants » semblait toute tracée. Elle les prédestinait à une paisible existence de notables. Sauf un, tous sont passés par le Stater Kolléisch, avant de partir pour un tour universitaire européen. Sur les sept universitaires, cinq s’inscrivent en droit et quatre débuteront leur carrière professionnelle au Barreau. « Le petit monde de la justice luxembourgeoise, note Carbonell, est […] l’un des terreaux fertiles sur lequel les jeunes docteurs en droit que sont Victor Bodson, Albert Wehrer, Pierre Pescatore, Lambert Schaus et Charles-Léon Hammes prospèrent et nouent des relations, plus ou moins fortes. » Mais, ajoute-t-elle plus loin, « quand il n’est plus question de rapports hiérarchiques ou d’antériorité, comme c’est souvent le cas en début de carrière », la lutte de carrière se fait « féroce ». Dans ce portrait collectif, seul Jean Fohrmann (grand-père du député LSAP Alex Bodry) fait exception : il passera par une éducation syndicale, qui est elle aussi internationale, le syndicat lui finançant une année à l’École supérieure du travail à Bruxelles, destinée aux cadres du mouvement ouvrier.

Pour tous, la guerre marque une rupture biographique. Si, dans sa conclusion, Mauve Carbonell statue que « le Luxembourg n’envoie dans les institutions que des personnes au passé (presque) irréprochable », il faut évidemment s’arrêter sur ce « presque » (pudiquement mis entre parenthèses). Car entre exil, résistance et le triptyque « accommodation, adaptation et assimilation » (pour reprendre le sous-titre de la thèse de Vincent Artuso), on retrouve tout l’éventail.

Membre du gouvernement, Bodson est parmi les premiers à partir en exil, un départ qui, longtemps, lui sera reproché. Dans une interview fleuve menée sur plusieurs mois par Emile Haag en 1978, Bodson se rappelait que les quatre membres du gouvernement étaient considérés comme des « types lâches, veules, qui avaient sauvé leur peau et qui avaient abandonné le pays ». Fohrmann et Schaus refusent d’adhérer au VDB et vivront l’enfer des camps. Hammes adhère, puis se rétracte et se fait expulser en Belgique où il vivra de ses économies. Pescatore sera brièvement envoyé à la prison du Grund, puis restera silencieux, à part un article compromettant sur le Reichsarbeitsdienst – « eine Schule männlicher Disziplin für Körper und Seele » – publié en mars 1942 dans le Luxemburger Wort et qui lui sera périodiquement et inopportunément rappelé par la suite.

Rasquin perdra sa fille, touchée sur la route de l’exode par un obus largué d’un avion allemand. Il se réfugie en Provence à quelques kilomètres de Marseille et s’improvise vigneron-cultivateur. S’il n’entre pas dans la Résistance, à l’approche de la Libération, il commence à signer des « tribunes enflammées » dans des journaux clandestins français. Albert Bourschette sera recruté de force dans l’armée allemande et combattra sur le front de l’Est en uniforme allemand, « cet uniforme détesté », écrira-t-il en 1946 dans son Journal russe. Il y « assiste et participe » (dixit Carbonell) aux crimes de la Wehrmacht et en revient « la conscience trouble, l’âme déchirée », comme il l’écrira en 1954.

Mauve Carbonell ne peut faire l’impasse sur le cas Wehrer et sur « la marque sombre » laissée par la Commission administrative sur sa biographie. Si Carbonell réussit à ne citer pas une seule ligne de la thèse de Vincent Artuso – bizarrement bannie de la bibliographie –, elle ne tait ni reproches formulés par Georges Heisbourg (qui voyait en Wehrer un des premiers collaborateurs), ni le télégramme envoyé en octobre 1940 au Gauleiter pour le féliciter « zu dem Kriegsverdienstkreuz 1. Klasse, das Ihnen der Führer soeben verliehen hat ». Elle relate également la suite ; le passage par la prison de Trèves et l’exil forcé en Allemagne. Mais Wehrer peut compter sur ses amis. Aloyse Meyer lui trouvera une situation dans une firme à Leipzig majoritairement détenue par l’Arbed. Carbonell cite également – en faisant preuve d’une certaine crédulité – les contacts qu’Albert Wehrer dira avoir entretenu avec Josef Wirmer, un des organisateurs du complot (tardif) contre Hitler. L’ex-fonctionnaire déclarera même à la Libération avoir pu « poursuivre tout au long des années 1943 et 1944 l’évolution de la conspiration. »

Carbonell donne à voir les haines, ambiguïtés et calomnies de l’après-guerre. Elle cite Michel Rasquin, pour qui les collaborateurs auraient de facto cessé d’exister comme membres de la nation : « Nos collaborateurs ont renoncé en fait à leur nationalité, en ont accepté une autre. Et les voilà qui vivent, au nombre de 5 000, soit 20 000 avec les femmes et les enfants à l’intérieur de nos frontières, mais en dehors, en somme, de la nation. C’est eux d’abord que nous aurons à renationaliser. » Au cœur de l’épuration, on retrouve Victor Bodson, en vieux renard de la politique. Il démantèle les camps d’internement érigés par l’Unio’n et tente timidement d’endiguer les actes de vengeance contre les supposés « collaborateurs » : « Il y eut des poursuites mais pas de condamnation. La preuve était très difficile à apporter et il faut dire qu’on n’était pas très enclin à aller au fond des choses », confiera-t-il plus tard à Emile Haag. Pour encadrer la dénazification, Pierre Pescatore, en théoricien du droit, se penche sur le droit international. Quant à Hammes, il fait une carrière fulgurante au sein de la magistrature, une ascension favorisée par le fait que quasi tous les juges s’étaient compromis avec l’occupant.

Mauve Carbonell tente de forcer ces huit biographies dans un narratif proto-européen. Elle se demande si les élites adhèrent par idéalisme ou par pragmatisme au projet européen. Cette question, autour de laquelle tourne la dernière partie du livre, est mal posée. Car le ciment idéologique qui unit les huit profils analysés est d’abord l’anticommunisme comme « valeur commune la plus forte certainement chez les élites de l’après-guerre ». D’après Ben Fayot, Rasquin voit dans les communistes des « Spalter der Arbeiterbewegung » et « Handlanger der Sowjetunion ». Victor Bodson déclara en 1978 : « Je n’aimais pas les communistes. Je suis viscéralement contre. » Même la « haine irréductible » qu’éprouvait un Borschette en 1946 envers l’Allemagne, cède à la conjoncture géopolitique. L’Allemagne devient l’allié contre le nouvel ennemi. « Les périls du présent, note Carbonell, se font plus pressants que les blessures du passé ». De toute manière, écrit-elle quelques pages plus loin, suite à l’abandon de la neutralité, « les Luxembourgeois n’ont pas eu d’autre choix que de devenir ,Européens’. » Les motivations économiques sont largement absentes de l’analyse de Carbonell, même si elle note que les notables de toutes couleurs défendent farouchement les intérêts de l’Arbed au sein des institutions communautaires (comme ils le feront quatre décennies plus tard pour la place financière.)

À part Pierre Pescatore, qui siège à la Cour européenne de 1967 à 1985, les passages des Luxembourgeois sont peu remarqués et ne laisseront guère de traces. Ni Rasquin, ni Schaus, ni Bodson, qui se succèdent au poste de commissaire des Transports, ne réussissent à « dompter ce ,bastion des nationalismes’ ». D’ailleurs, ajoute Carbonell, ce n’est « pas le poste le plus recherché, bien au contraire. » Ils seront succédés par Albert Borschette, commissaire de la Concurrence, de la Presse et de l’Information et de la Politique régionale. Celui-ci ne laissera pas un bon souvenir, loin de là. Ses fonctionnaires, « ulcérés », l’accusent de parachuter ses proches aux DG, et même son passé d’enrôlé de force lui sera reproché. Les fonctions européennes sont la dernière station de carrière ; Rasquin, Wehrer, Hammes et Borschette mourront quasiment en fonction. Bodson se construira un mausolée à Mondorf-les-Bains, « une sorte de tombeau de sa vie en gloire, sans images de lui mais avec tous ces attributs qu’on lui avait pendus à la poitrine », d’après son petit-fils Victor Weitzel. L’Europe communautaire, conclut Carbonell, est souvent « au bout du chemin, dernière fonction avant la retraite ou la mort. »

Si, chez Carbonell, l’histoire de la construction européenne apparaît comme le projet d’une petite élite, c’est qu’elle l’a été et que, probablement, elle l’est toujours. Dans un article publié en 1996 dans la New York Review of Books, l’historien anglais Tony Judt avait bien perçu l’attrait exercé par le projet européen sur les élites « éclairées » : « For what is ,Brussels’, after all, if not a renewed attempt to achieve the ideal of an efficient, universal administration, shorn of particularism and driven by reason and the rule of law, which the reforming monarchs – Catherine the Great, Frederick the Great, Maria Theresa, and Joseph II – strove to install in their ramshackle lands? It is the very rationality of the European Union ideal that commends it to an educated professional class which […] sees in ,Brussels’ an escape from hidebound practices and provincial backwardness. »

Pour Mauve Charbonell, ce travail biographique est la continuation de sa thèse qu’elle avait consacrée aux membres de la Haute Autorité (certaines interviews ont ainsi été conduites il y a plus de dix ans). Le contact entre Carbonell et le Luxembourg est passé par Charles Barthel, le directeur démissionnaire (voir d’Land du 19 juin 2015) du Centre d’études et de recherches Robert Schuman qui a dirigé ce travail de post-doc, financé par le FNR. (Les deux ont eu le même patron de thèse, Philippe Mioche, de l’Université de Provence.) L’approche par la biographie peut s’avérer rafraichissante, à condition qu’elle prenne à contre-pied les hagiographies aussi autoritaires qu’étouffantes (ces « grands hommes » qui ont fait la nation, l’Europe, la sidérurgie, etc.). Carbonell y réussit en grande partie. Elle recrée les réseaux et continuités personnelles dans le pays des chemins courts.

Mauve Carbonell, De la guerre à l’union de l’Europe, Publication du Centre d’études et de recherches européennes Robert Schuman, Peter Lang Verlag, Bruxelles, 2014
Bernard Thomas
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