Instants d’instinct

d'Lëtzebuerger Land du 21.02.2025

N’y allons pas par quatre chemins,  The Game – Grand Finale est sûrement la pièce la plus réussie qu’on ait vu cette saison. Jill Crovisier, 37 ans, signe là une masterclass chorégraphique. Elle aura passé trois années pour aboutir à ce spectacle qui pour ses premières au Théâtre de la Ville du Luxembourg affichait sold out comme une reconnaissance suprême et franchement méritée. D’autres dates arrivent, ici et hors du pays, comme un autre symbole de réussite. Depuis plusieurs années maintenant, son travail ne fait que monter en puissance. Pour Jill Crovisier, l’ascension part de « The Hidden Garden », créé en 2016 et repris au Fringe Festival d’Édimbourg l’été dernier. Là, il y a près de dix ans, elle mettait à la scène, un rêve fiévreux, une expérience brute, shoot d’émotions pures. Au centre d’un tapis d’herbe verte, elle livrait son jardin secret, confidence spectaculaire, dissimulant une tempête intérieure. Sa signature était faite.

Il y a quelques années, dans un précédent papier sur son travail (d’Land, 25 06 2021), on avait parlé d’une certaine « virtuosité en stand-by », sans être déçu mais plutôt, sur notre faim. Par la suite, la chorégraphe luxembourgeoise a signé des spectacles très convaincants, un peu hors de son propre cadre, tels que son jeune public « Sahasa » (2021) ou « Onnanoko – Traces of Young Women », créé pour les jeunes danseurs de la Junior Company CND Luxembourg. Et, enfin, elle s’est attelée à ce grand final, ouvroir chorégraphique qui lui fallait fragmenter pour le libérer. Nous nous sommes languis de ses visions géniales pour qu’enfin... 2025, Luxembourg-ville. Un théâtre imposant, à l’orée de quartiers que tout oppose. Une scène brute, d’où dépasse les lumières au plafond, d’où se dévoile les machineries, cintres et autres éléments techniques, d’où le plateau, affublé d’un tapis de danse d’un blanc immaculé, capte l’œil comme s’il était un autel divin. Un public affamé s’installe dans une salle qui transpire le vivant.

Jill Crovisier ouvre ses jeux chorégraphiques, non en allumant une flamme, mais en brûlant le tapis de danse d’un claquement de fouet. La partie commence et rapidement sur scène, huit interprètes s’invitent pour entrer dans un immense jeu de rôle. Au plateau, baignent réalité et fiction dans une altérité étrangement naturelle. Jetés là, les corps s’écrasent les uns contre les autres avec une magnifique allégresse. Tout est là, le jeu, source d’illusion, d’urgence, d’excitation… Tout ce qui peut nous faire brûler de l’intérieur que l’on soit maître, maîtresse ou simple survivant, un dernier sous en poche à glisser dans une fente aux rythmes des musiques kétaminées des machines à sous. Jill Crovisier potasse sa copie depuis longtemps et donc, forcément, l’objet scénique est profond et engage une dissection franche de la nature du jeu à travers les cultures et ceux qui y prennent part.

Sur scène, quatre danseurs et quatre danseuses échappent au tangible pour incarner des êtres en jeu perpétuel. Ils et elles ne dansent pas, ils et elles jouent. Nous ne sommes pas spectateurs et spectatrices mais supporters et supportrices. L’engagement chorégraphique prend une telle ampleur qu’il nous fait nous exciter avec eux et elles. The Game – Grand Finale est un divertissement qui dissèque notre humanité avec la précision du chirurgien en prenant l’exploration des ambiguïté du jeu. Celui-ci amusant et compétitif, libertaire et contraignant, source d’espoir et fataliste.

Et pour modeler son propos, au-delà de séquences complexes de mouvements, Jill Crovisier use d’une nécessaire intensité dramatique : chaque portion est réfléchie tel un instant à part où se loge triomphe et débâcle. Une alternance entre tension et relâchement qui nous fait vivre la pièce comme une finale de super bowl et comme pour l’événement sportif américain, la musique au cœur est d’une importance capitale.

En effet, la bande son de ce spectacle est une folie. Signée de Camille Kerger, Pol Belardi, Damiano Picci, Irving Berlin, Jake Angel, Michael Hunter, Carlos Gardel et enfin, la chorégraphe elle-même, la musique originale de The Game – Grand Finale permet une évidente amplification de cette atmosphère immersive. Se loge au creux des nappes frénétiques, tessitures organiques et autres sonorités électroniques qui donnent des clés supplémentaires à notre appropriation personnelle de l’œuvre.

La musique, en bref, nous fait entrer dans la pièce car, bien qu’elle soit produite exclusivement (pour la plupart des morceaux), on la connaît. De fait, on bat la mesure en matant les danseurs et danseuses jouer. Cette symphonie hybride, ne connaît pas de frontières. Elle jongle avec les genres. De l’électro-country, au thème récurrent de Grand Theft Auto (monument sacré du jeu vidéo), en passant par un tango, ou encore les vibrations entêtantes de beat venus des États-Unis, Jill Crovisier fait le choix d’une polyphonie et en chef d’orchestre jusqu’au-boutiste, elle revendique ce melting-pot sonique et y signe d’ailleurs près d’un EP à part entière. Avis aux labels. Un détail de production, non, l’essence même de sa création part avant tout d’elle, elle-même joueuse passionnée.

Là, dans The Game – Grand Finale, chaque grain de poussière a sa place, ainsi, les semelles de pompes à la mode foulent le bitume et une étrange friction s’opère. Entre vêtement de la hype contemporaine et folklore à l’ancienne, entre l’urbain et la tradition, entre l’idée même du personnage et son incarnation en costume et chaussure, Jill Crovisier ne laisse rien au hasard. La chorégraphe luxembourgeoise a construit sa pièce au détail près. Et ainsi, tout devient symbole, des gestes, dévolus à une partition millimétrée, aux paires de chaussures qui révèlent des frères, fictif à la scène, réel dans son cahier de bord. Ensemble, chaussés à l’identique, ils marchent, dansent, dans les traces de l’autre. Tels les héros antiques, ils partagent une armure sacrée.

Choisir ces chaussures, ciglées du bien connu branding « Salomon », relève du fondamental. En bougeant avec celles-ci, les danseurs concernés prétendent à ce zeitgeist branché, en opposition, ou disons plutôt complémentarité à d’autres danseurs, ancrés dans un folklore plus ancien. Rien n’est approximatif, le message s’inscrit jusque dans les tissus choisis et leur design, évidemment. Et l’héritage, qu’il soit référence ou lieu commun, permet à chaque costume une narration immense. Là, les deux danseurs habillent leur fraternité, ailleurs, l’accessoire d’un chapeau permet un autre rituel de jeu, tout devient relique de sens, c’est virtuose.

The Game – Grand Finale n’est pas seulement une performance chorégraphique, c’est un manifeste par lequel la chorégraphe assume codes et références pour jouer sur nos attentes. Parce qu’ici, dans le fond, chaque décision imprégnée au plateau, pèse dans cette expérience spectaculaire. Jill Crovisier donne à voir un spectacle exigeant, percutant et profondément humain qui ouvre à une analyse philosophique du jeu, au sens premier : celui qui nous fait dérailler autant qu’il nous enjaille. Le résultat est un cocktail entres instants d’instincts chorégraphiques et une plongée abyssale dans une réflexion pour le moins universelle à l’attention des animaux que nous sommes. : passionnés pars la baballe et tributaires de nos pulsions primales.

Godefroy Gordet
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