Immersion

d'Lëtzebuerger Land du 21.02.2025

En liminaire de la prochaine édition du Luxembourg Film Festival et dans le cadre de son Pavillon immersif, le Cercle Cité accueille jusqu’au 6 avril l’exposition Entre réflexions et immersion. La manifestation luxembourgeoise confronte deux œuvres qui explorent les puissances réflexives des nouvelles technologies et invitent à penser à nouveaux frais le statut du spectateur et son rapport à l’espace de « projection ». D’un côté, Ceci est mon cœur, une expérience immersive que l’on doit aux frères Blies et, de l’autre, Oto’s Planet de Gwenael François, court-métrage entièrement produit en réalité virtuelle stéréoscopique, qui est dévoilé pour la première fois au public depuis le Prix spécial obtenu à la Mostra de Venise.

Dans le dispositif de Ceci est mon cœur, le public pénètre, enveloppé d’une élégante veste de soie blanche, dans une épaisse obscurité où sont disposés plusieurs écrans, comme si chacun d’eux reflétait une facette du jeune personnage dont une voix s’apprête à rapporter l’expérience de vie. Le spectateur a toute liberté de s’asseoir sur les coussins mis à sa disposition ou de déambuler d’un écran à l’autre tout au long de l’expérience. Un rapport au corps et à la salle qui est pour le spectateur plus souple et mobile qu’au cinéma, celui-ci ne perdant pas sa liberté de se mouvoir, contrairement à la salle de cinéma où le visionnement est rapporté à un emplacement donné (le fauteuil). Aux côtés de cette multitude d’écrans reposent quelques miroirs déformants, qui viennent d’emblée confirmer le caractère réflexif de cette installation immersive, sorte de palais des glaces de l’obscurité. Mais il s’agit d’un reflet déformé, altéré, déplacé, à l’instar du récit qui vient sublimer les expériences communes des frères Blies. Le récit débute par des battements de cœur, tonnant de plus en plus fort, comme si nous assistions à la naissance d’un enfant, de l’enfant dont on suit l’évolution dans Ceci est mon cœur, « venu au monde avec un simple éclat de voix », précise une voix déclamant le texte à la façon d’un slam. Au temps insouciant de la jeunesse, de l’amitié et des rires succède celle, anxieuse et confuse, de la pré-adolescence, symbolisée par l’entrée dans la forêt et dont la négation du corps serait le symptôme : « Incapable d’aimer avec ce corps malpropre et je te haïssais pour ça », y entend-on, en guise d’exutoire. Jusqu’au moment final de résilience (« Même les fissures laissent passer les rayons de lumière »), marqué visuellement par l’avènement d’images réelles en couleur des deux frères et de leurs progénitures. Moments de bonheur, littéralement d’apesanteur.

Conte initiatique abordant la difficile relation d’un enfant avec son propre corps, Ceci est mon cœur est le résultat de quatre années de travail, tout juste finalisé il y a quelques mois. Au principe du processus de création, il y a le récit, tel que celui-ci fut écrit et imaginé par Stéphane Hueber-Blies à partir de faits traumatiques, dans le prolongement de leur précédent film, Zero Impunity (2019), qui traitait de crimes impunis en temps de guerre. Sauf qu’il s’agit dans Ceci est mon cœur de souvenirs, de réminiscences à la fois personnelles et concernant son propre frère que Stéphane a souhaité entrelacer, en prenant soin de ne jamais définir précisément ces maux afin de donner à leur histoire une portée générale. Le conte ainsi créé est travaillé de telle sorte qu’il doit marquer la conscience du spectateur, notamment par le recours à un style poétique : « J’ai écrit en essayant d’en faire une sorte de conte universel, en y insérant des figures de style, de type répétition et allitération, qui permettent au public de mémoriser certain passages et de conférer un certain rythme au texte, dans un registre proche du spoken words », détaille Stéphane Hueber-Blies. Vient ensuite l’apport de Nicolas Blies, qui s’est à son tour appuyé sur les scansions rythmiques présentes au sein du texte pour le mettre en sons et en musique, suivi enfin de la traduction du récit en images à l’aide d’un logiciel. Pour cette dernière partie visuelle, le duo s’est saisi en l’occurrence des archives familiales (photos), une matière brute qu’il a fallu synchroniser sur les précédentes rythmiques textuelles et sonores. Ce corpus autobiographique a fait l’objet d’une stylisation prononcée, avec un parti pris graphique fort, marqué principalement par le recours au noir et blanc. De même que le texte s’élève à un certain degré d’universalité, les images ont été travaillées en vue de produire une forme d’abstraction, puisque n’ont été conservés des figures humaines que des lignes, contours, formes corporelles vibrantes. Cela, toujours dans le but d’accroitre la participation du spectateur à ce qu’il perçoit. À cette chorégraphie textuelle et visuelle s’est ajoutée la fabrication de vestes dont le spectateur doit se vêtir pour intégrer cette expérience immersive. Il s’agit de manteaux prototypes fabriqués au Luxembourg, qui interagissent avec certains passages du texte, comme lorsque la couleur rouge apparaît quand sont évoqués les traumatismes de l’enfant. Ainsi que l’explique Nicolas Blies : « Il y a dans cette installation une volonté d’Art in Space, de travailler sur l’espace, le volume, la transparence et le regard porté sur l’autre. L’idée du vêtement, c’est de cacher nos corps, de se sentir protégés, mais aussi de porter un regard positif sur l’autre et sur soi : si je vous trouve beau, je le suis aussi finalement ».

La seconde œuvre est plus simple dans son dispositif, le corps du spectateur y étant maintenu dans une immobilité proche de celle que l’on rencontre dans la salle de cinéma. Ici, toutefois, la gestuelle revêt une certaine importance, puisqu’un pincement de doigts est requis pour saisir ou activer certains objets en guise de participation à l’histoire. Il faut au public se munir d’un masque VR et d’un casque audio pour entrer dans le monde coloré d’Oto’s Planet, où vivent sur une planète imaginaire Oto et son animal de compagnie. Une vie en toute suffisance, faite de cueillette, d’amour et d’eau fraiche, au plus près des étoiles, comme le rêvaient les beatniks. Jusqu’au jour où atterrit avec son engin moderne Exo, individu froid et cruel qui vient bousculer de façon autoritaire la routine de notre héros. Cet intrus venu du futur repousse aussitôt Oto, puis trace à la craie une frontière sur le globe, avant d’ériger entre eux un mur où celui-ci s’est accaparé le seul arbre fruitier du lieu… Difficile de ne pas voir dans ce découpage arbitraire de l’espace une tendance humaine à la discrimination, à la colonisation, à l’emploi de la force pour s’octroyer les biens de la nature ; la réalité nous fournit de multiples cas similaires, du mur de Berlin à celui érigé au Mexique en passant par la Palestine. Le seul « avantage » de cette construction malheureuse qui scinde le monde en deux est de faire ressortir les différences par contrastes, entre d’un côté un mode de vie proche de la nature et fondé sur l’entraide et, de l’autre, un mode de vie technologique étranger à l’idée de partage et de vivre ensemble... C’est donc une fable pour le moins contemporaine qu’a conçu le réalisateur Gwenael François, qui a le mérite de sensibiliser avec humour le public aux défis écologiques à surmonter en vue de vivre dans un monde équitable et pacifié.

Exposition Réflexions et immersion au Cercle Cité, rue du Curé, jusqu’au 6 avril. Entrée libre

Loïc Millot
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