Tandel innove. La petite commune endormie de 1 800 habitants dans le nord du pays, dirigée par Ali Kaes (CSV), vient de se doter, dans la séance de son conseil communal du 11 mai dernier, d’un nouveau plan d’aménagement général qui se consacre, dans son chapitre 2, aux « règles d’esthétique » et décide que « le bourgmestre peut prendre toute mesure pour éviter l’enlaidissement du territoire communal ». Et de fixer une liste exhaustive des couleurs et matériaux permis pour les façades (article 24), qui doivent être « traditionnels de la région ». Pour fixer cette liste longue de deux pages et demie, la commune a eu recours à un bureau d’études et aux conseils du Service des sites et monuments nationaux (SSMN). Voilà une « avancée intéressante » (« interessante[r] Vor-stoß ») titrait le Luxemburger Wort dans son compte-rendu de la séance communale le 14 mai. Et de s’enthousiasmer de l’équipement technique que la commune a acquis pour reconnaître et classifier plus de 2 000 tons différents.
Or, ce que les uns qualifieront de tentative louable de conserver l’aspect esthétique uniforme d’une région qui veut vivre du tourisme – les villages provençaux sont depuis longtemps dans le formol formel du tout beige et les touristes adorent cette « authenticité » – peut aussi être perçu comme un dirigisme politique qui frise le totalitarisme. Car qui garantit que le bourgmestre prenne toujours des décisions sensées en ce qui concerne l’esthétique ? Et que le goût ambiant ne change pas avec les mandataires politiques successifs ? Au début des années 2000, le maire de Tirana, capitale de l’Albanie, Edi Rama, artiste-peintre lui-même, avait décrété une cure de jouvence à la ville, faisant repeindre toutes les façades jadis si grises en couleurs criardes, jaune, rouge, couleur brique...
En fait, la décision politique de Tandel est aussi une réaction à la mode des façades hautes en couleur qui s’est développée essentiellement ces dix dernières années. Cette mode est surtout due aux immigrés, notamment les Portugais – le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) s’en était même réjoui durant sa visite officielle au Portugal en 2004, remerciant les immigrés d’avoir contribué à rendre nos rues et nos villages plus gais par ces façades désormais si colorées. Mais les Luxembourgeois, habitués au beige terne des pâtés de maisons en ville ou tout au plus à celles, blanches, enduites de chaux, ou rouges, teintes au sang de bœuf, des fermes, trouvaient cela « spécial ». Or, les façades colorées signifient le désir d’individualiser son chez-soi et symbolisent un peu de joie de vivre et de bonne humeur.
Suivirent les résidences, les grands blocs d’appartements sans qualité architecturale, devant surtout être construits rapidement et à moindre coût par des entrepreneurs voraces. Les « Vivaldi » et autres « Mozart » allaient vite se démarquer par une partie en porte-à-faux décalée par rapport au reste du bâtiment et d’une autre couleur, de préférence criarde, rouge, violet, jaune... Tout pour horripiler les puristes parmi les architectes en col roulé noir qui répondirent avec leurs propres codes couleurs, inconsciemment peut-être, mais le schéma devient de plus en plus lisible.
Et on n’est plus dans les traités de Goethe ou de Newton, dans les symbolismes religieux ou ésotériques, mais dans une codification qui est très clairement sociale : si les anciennes maisons de village, souvent les fermes, sont toutes repeintes dans des couleurs pastels, jaune clair ou saumon de préférence, pour plaire à l’ancien directeur du SSMN Georges Calteux, qui attribuait aussi les subsides selon les couleurs des façades, si la Ville de Luxembourg impose des « teintes claires et discrètes » ainsi que des « matériaux naturels » dans son secteur protégé de la vieille ville, si encore les immigrés, appartenant souvent à des couches sociales moins aisées, ont un penchant pour ces couleurs criardes, il fallait trouver ses propres codes. Discrets et universels.
On y trouve d’abord le blanc, qui, combiné à des formes géométriques strictes et des volumes imposants, de préférence avec un toit plat et de très grandes baies vitrées (et un triple garage, au moins) symbolise la maison de riche par excellence, au moins 1,5 million d’euros et 500 mètres carrés (elle a d’ailleurs remplacé le rêve du bungalow à tourelle dans un faubourg de la capitale). La villa construite par Richard Meier, architecte américain qui a conçu de nombreux musées et sièges de grandes multinationales de part le monde (dont l’ex-Hypobank au Kirch-berg), à Eisenborn, en est l’exemple parfait. Puis il y a la maison dans les tons de gris, du gris clair du béton vue du puriste à l’anthracite (ou « taupe ») du bobo branché, elle appartient souvent à l’architecte lui-même – ou à sa famille, ses proches, ses amis, qui passeront leur quotidien à l’égayer, ou du moins à se l’approprier. Et en dernier, la maison passive du client de Naturata ou de l’électeur des Verts, conscient de son empreinte écologique, qui vit dans un immeuble hyper-isolé avec son cycle d’air fermé – et le symbolise par une façade brune type caca d’oie (qu’ils appellent « capuccino »).
Or, ces trois clans, le riche, le branché et l’écologiste, en voulant se démarquer du tout-venant, ne font que se conformer à une autre charte esthétique, plus contraignante encore que celle de Tandel. Celle de la pression de leurs pairs.