d’Lëtzebuerger Land : Nous l’écrivions la semaine dernière (d’Land du 23 mars 2012) : La Ville de Luxembourg avait donné son autorisation de démolition des halls Paul Wurth, remontant à la fin du XIXe siècle, rue de l’Aciérie à Hollerich, mais depuis vendredi, lors d’une entrevue avec vos services, elle s’est ravisée. Pourquoi ? Et une commune peut-elle changer ainsi d’avis après avoir donné son accord ?
Patrick Sanavia : Nous avions un rendez-vous vendredi dernier avec le conseil échevinal de la Ville de Luxembourg sous le nouveau maire Xavier Bettel (DP), un rendez-vous fixé de longue date dans le cadre de du repérage national du patrimoine bâti que nous réalisons avec les communes. La capitale est la commune la plus complexe dans le domaine, parce qu’elle compte plus de 700 rues et le patrimoine le plus riche. Le précédent maire, Paul Helminger (DP) et l’échevine à la culture de la capitale, Lydie Polfer (DP), avaient décidé de faire leur relevé du patrimoine bâti communal par eux-mêmes, avec l’aide d’un expert, et nous voulions voir, lors de cette réunion, quels étaient les moyens de joindre nos forces, comme nous le faisons d’ailleurs déjà dans une soixantaine de communes.
Or, finalement, la réunion n’a porté que sur les halls Paul Wurth et les édiles communaux ont concédé avoir fait une erreur d’appréciation en accordant leur autorisation de démolir, qui portait sur tous les halls le long de la rue de l’Aciérie. Selon nous, tous ces halls valent d’être conservés, d’ailleurs ils sont même inscrits tels quels dans le masterplan pour la valorisation du site par le propriétaire, la société Paul Wurth. Une autorisation de démolir peut tout à fait être annulée endéans trois mois, c’est ce que la Ville va faire. Depuis lors, nous avons même reçu une demande de classement comme monuments nationaux de ces halls de la part de l’association Luxembourg Patrimoine, nous allons l’étudier et décider si c’est utile.
Le site est intéressant d’un point de vue historique parce qu’il s’agit d’un des seuls sites industriels encore reconnaissables en tant que tels sur le territoire de la capitale...
Oui, mais ce n’est pas le seul. Nous sommes par exemple saisis d’une demande d’analyser le site Secalt à Pulvermühle. Nous avons vérifié les différents bâtiments et sommes d’avis que certains d’entre eux valent tout à fait d’être gardés.
Selon quels critères est-ce que vous protégez le patrimoine industriel, le nouveau grand domaine d’intervention du SSMN ces vingt dernières années, depuis la fin de la sidérurgie ? Alors que l’État investit 27 millions d’euros dans la stabilisation et la mise en valeur des hauts-fourneaux à Belval, l’association des Amis des hauts-fourneaux déplore toujours que cette protection ne va pas assez loin, alors que d’un autre côté, sur le deuxième site important de l’Arbed à Esch-Alzette, les Terres Rouges, la commune vient de décider, fin 2011, que très peu de ces bâtiments en brique valaient la peine d’être gardés, et surtout pas la gigantesque centrale thermique...
Le cas des Terres Rouges est un bon exemple de l’équilibre à trouver entre protection du patrimoine et activité économique. Au printemps 2011, nous avions, à la demande de l’architecte de la Ville d’Esch de l’époque, qui était convaincu de la valeur de plusieurs des bâtiments, visité le site ensemble. Aussi bien les collaborateurs du SSMN que les membres de la Commission des sites et monuments nationaux (Cosimo) étaient d’avis qu’un certain nombre des bâtisses devaient être sauvegardées. Or, malgré ces avis, tant la Ville d’Esch et le toujours propriétaire du site, Arcelor-Mittal, étaient d’accord de garder des bâtiments sur la lentille Terres-Rouges, mais pas ceux sur le crassier, qui abrite pourtant la majeure partie des immeubles de valeur. Il y aurait un projet de construire un hôpital transfrontalier et Arcelor-Mittal aurait déjà vendu les scories du crassier. Il faut maintenant décider ce qu’on va faire, soupeser les intérêts des uns et des autres. Avec une protection nationale, ce patrimoine industriel pourrait être idéalement reconverti en espaces commerciaux et de loisirs – quel meilleur centre de quartier pourrait-on y imaginer ?
Et la centrale thermique ? Vous ne voulez pas la protéger ?
Bizarrement, on ne semble jamais parler que de cette centrale quand on parle des Terres Rouges... Nous n’avons jamais proposé de la protéger, tout simplement à cause de ses dimensions. Il n’y aurait aucune proportionnalité entre l’argent à investir dans sa stabilisation ou sa revalorisation et sa valeur historique. Cette notion de « proportionnalité » nous guide désormais dans toutes nos réflexions sur le patrimoine, surtout industriel. Dans le cas de la centrale thermique, il n’y aurait plus aucun équilibre entre la valeur et les sommes nécessaires. Il y a déjà tellement d’argent investi à Belval...
Justement, à Belval, il y a aussi la question de la Salle des soufflantes, retapée à grands frais (cinq millions d’euros à l’époque) pour abriter les grandes expositions événementielle de l’année culturelle 2007 et toujours dans l’attente que son destin – restauration ou démolition ? – soit tranché. Est-ce qu’on en sait davantage désormais ?
Je ne peux que m’en référer à la réponse de madame la ministre en été 2011 à une question parlementaire du député Marc Spautz (CSV) à ce sujet. Suite à une étude d’un bureau d’ingénieurs sur l’état du bâtiment, qui chiffrait la somme à investir dans la seule sécurisation du toit et des murs à quelque 4,8 millions d’euros, cette somme a été inscrite dans le plan pluriannuel d’investissement du Fonds pour les monuments historiques. Mais aucune décision n’a encore été prise sur une éventuelle utilisation future du bâtiment, bien que toutes sortes d’idées et d’appétits surgissent.
À Differdange, autre site sidérurgique, il y a des projets d’une association appelée Groussgasmaschinn de sauver la grande machine à gaz numéro 11 de l’usine Arcelor-Mittal et d’en faire le centre d’un futur Musée de l’énergie industrielle. Où en est ce projet ?
La machine à gaz en question est protégée, d’ailleurs Arcelor-Mittal en a fait don à l’État. Le seul hic, c’est qu’elle ne peut pas rester dans le hall actuel, sur le site de l’usine de Differdange, car Arcelor-Mittal y a des projets de construction d’une nouvelle halle pour son activité industrielle, elle a donc besoin de la place. D’ailleurs ce hall de l’usine de Differdange revêt un intérêt architectural et esthétique beaucoup plus important que le Hall des soufflantes à Belval. Mais si nous le protégions, nous ferions certes quelque chose pour la culture, mais nous enfreindrions une activité industrielle, qui crée des emplois... Voilà encore le dilemme de la proportionnalité et du juste milieu. Le projet d’un Musée de l’énergie industrielle serait un projet commun, entre l’État, la Ville de Differdange et cette association, mais nous avons un peu de temps, la machine peut rester en place durant deux ans encore.
Il y a aussi un patrimoine industriel à l’Ouest du pays, à Martelange, c’est celui des ardoisières, où l’exploitation a commencé dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Vous voulez valoriser le site en une sorte de musée en plein air ?
Le concept est prêt, la ministre de la Culture devrait prochainement pouvoir aller le présenter devant la commission parlementaire en charge avant que nous puissions commencer. En une première étape, il faudra assainir le terrain, car il y a des infiltrations d’eau de partout. Puis nous avons prévu de réaliser quatre phases de travaux, qui vont de la mise en place d’un concept muséographique dans les bâtiments, où sera expliqué le matériau et son exploitation, en passant par la visite des chambres souterraines, jusqu’à la création d’espaces de restauration ou de logements. Il faudra en outre définir la structure porteuse du projet et engager une équipe pour lui donner vie.
Les Rotondes ? La rénovation de la Rotonde 1 était presque achevée en 2007 déjà, mais depuis lors ça n’avance plus, pourquoi ?
Il restait encore le chauffage au sol à installer, mais nous avons pris du retard comme le système est assez complexe. Toutefois, les travaux pourront être achevés avant la fin de cette année. Vous savez qu’ensuite, l’Administration des bâtiments publics reprendra le chantier, pour les travaux à la Rotonde 2, au bâtiment administratif et au parvis. Ils vont commencer dès que nous aurons terminé.
Au Knuedler, l’administration communale est en train de construire son nouveau Biergerzenter, le futur « guichet unique », qui sera installé dans le Veräinshaus adjacent, relié à la mairie par une passerelle en verre. Or, depuis que les excavations sont bien visibles, des amateurs du patrimoine, notamment l’association Luxembourg Patrimoine, s’offusquent des dégâts occasionnés non seulement aux bâtiments en cours de transformation, mais aussi à la silhouette de la place Guillaume. Or – et cela, le maire Xavier Bettel l’a encore récemment souligné –, le Service des sites et monuments nationaux a été pleinement impliqué dans ce dossier. Donc selon vous, il n’y a pas péril en la demeure ?
Au moment du concours architectural du Biergerzenter, c’était en 2006, donc avant mon arrivée, le Service des sites et monuments nationaux avait un représentant dans le jury, et dès de la présentation du projet lauréat de Steinmetz-Demeyer, il était clair que cette passerelle en verre faisait partie du concept – et il n’y a pas eu d’opposition de notre part. Ensuite, la Ville de Luxembourg a consulté les experts de l’Unesco, qui n’avaient pas d’objections majeures à formuler. Seul le Veräinshaus étant protégé, nous avons étroitement collaboré à la bonne exécution du projet, plusieurs murs des espaces intérieurs ont par exemple été réagencés par rapport aux plans initiaux pour des soucis de cohérence et de lisibilité du patrimoine protégé. Mais tout cela s’est passé en étroite collaboration, donc nous n’avons aujourd’hui pas de raison de nous y opposer.
Pourtant, l’association Luxembourg Patrimoine est montée au créneau, reprochant à la Ville de défigurer sa place centrale et d’organiser une « boucherie architecturale ». En fait, cette asbl joue actuellement un peu le rôle de ce que fut Stoppt de Bagger ! jusqu’au début des années 2000. Quelle est votre relation avec eux ? Est-ce que vous vous parlez ?
Nous avons une bonne entente, d’ailleurs je vois leur président, Romain Modert, à intervalles réguliers. Je crois qu’ils comprennent ce que nous faisons, que nous avons une stratégie qui va plus loin, ceci avec le repérage du patrimoine, qui doit être fait dans le cadre de l’étude préparatoire des nouveaux plans d’aménagement généraux à réaliser par les communes, et par sa protection à opérer par ces mêmes plans. Je suis certain que vous ne les avez sans doute jamais entendus s’en prendre à nous.
En fait, Luxembourg Patrimoine fustige toujours la destruction d’objets individuels, comme la Maison Berbère, qui mène à petits pas vers un démantèlement du patrimoine d’une ville. Ils le font avec des actions très médiatiques, ce qui est bien pour attirer l’attention. Mais ils le font aussi en déposant par exemple des dossiers de demande de classements de tels objets, des dossiers qui sont toujours bien documentés et que nous analysons avec la même parcimonie que toutes les autres demandes de classement que nous recevons. Nous allons collaborer plus étroitement avec Luxembourg Patrimoine, mais aussi avec la Fondation de l’architecture et le ministère de la Culture pour l’édition d’une brochure d’information sur la protection du patrimoine communal et pour l’organisation des Journées du patrimoine 2012, qui se tiendront fin septembre.
Le projet de réforme de la loi sur la protection du patrimoine, déposé en 2000, n’a toujours pas été adopté par la Chambre des députés, personne n’y a d’ailleurs encore touché en cette législature 2009-2014. Est-ce un handicap pour votre travail ?
Pas vraiment... La loi actuelle, qui reste toujours en vigueur, nous donne déjà la possibilité de protéger le patrimoine bâti qui le demande. Celui qui veut vraiment qu’un bâtiment soit classé peut en faire la demande et beaucoup de gens et d’associations le font toujours – notre relevé des monuments nationaux et l’inventaire supplémentaire comptent désormais quelque 900 entrées. Et puis la nouvelle loi de 2011 sur les plans d’aménagements généraux nous a permis de mettre les bouchées doubles dans le repérage et la protection communale du patrimoine, cela en soulignant la responsabilité des communes en la matière, avec lesquelles nous collaborons étroitement. Néanmoins, il faudra se demander si, après douze ans, un projet de loi n’est pas simplement dépassé et s’il ne faudrait pas plutôt faire une nouvelle étude en droit comparé pour en tirer un nouveau projet, plus à la pointe du savoir.