Le quatrième et avant-dernier point du programme culturel gouvernemental de 2009 comporte une petite phrase qui stipule que la création d’un port franc à Luxembourg serait examinée. Or cette éventualité va devenir réalité, en 2014, avec la construction d’un bâtiment, qui sera situé en face du tarmac du Luxair Cargo Center. Le bâtiment de cette première zone franche au Luxembourg sera une plateforme destinée à des opérateurs spécialisés dans le stockage d’objets de valeur. L’entreprise genevoise Natural Le Coultre sera l’unique financier et propriétaire de ce bâtiment qui aura une surface totale estimée pour l’instant à entre 15 000 et 20 000 mètres carrés, sur quatre à cinq étages.
Les dimensions exactes de cette architecture de thésaurisation dépendent, entre autres, des conditions que poseront les quatre administrations qui se partagent l’autorité de cette zone de l’aéroport de Luxembourg. Pour s’imaginer à quoi pourrait ressembler le port franc luxembourgeois, il suffit de jeter un coup d’œil sur la page web1 du port franc de Singapour, lequel est entré en activité il y a deux ans et demi. Le site de Singapour illustre d’une manière spectaculaire ce que serait un Fort Knox privé aux allures d’architecture contemporaine. Le bureau d’architecte suisse 3BM32, qui a déjà signé les plans des deux sites de Natural Le Coultre, le premier à Genève et le second à Singapour, sera également en charge de la réalisation du site luxembourgeois. Le port franc va bénéficier d’un régime suspensif de TVA. Cet attrait financier viendra s’ajouter à une valorisation du Luxembourg comme nouveau pôle de développement d’un complexe d’art et finances dont la zone franche serait le symbole.
Octavie Modert (CS), en sa fonction de ministre de la Culture, a soutenu ce projet « dés la première heure » souligne un communiqué gouvernemental à ce sujet, en intégrant le port franc dans une rhétorique sur le mécénat. Un port franc serait, selon la ministre, une source potentielle pour le prêt éventuel d’œuvres d’art importantes aux musées locaux. Enrico Lunghi, directeur du Mudam, est bien plus prudent à ce sujet, il comprend le port franc en premier lieu comme un fournisseur d’espace de stockage hautement sécurisé et particulièrement adapté aux œuvres d’art. Le Mudam ne disposant pas de surface d’entrepôt suffisante dans son propre bâtiment, il est forcé, de sous-traiter le stockage d’une partie de sa collection, ce qui consume une partie non négligeable de son budget annuel.
Quant à la perspective d’un prêt éventuel d’œuvres entreposées au port franc, elle reste tout au moins incertaine. De plus, il n’y a pour l’instant pas encore d’autorisation qui permettrait de sortir des objets de la zone franche, sans les soumettre au régime fiscal en vigueur au Luxembourg. Le port franc de Luxembourg ne sera pas un lieu d’exposition, comme on pourrait l’imaginer à l’instar du Schaulager3 de Bâle, espace hybride, qui associe entrepôt et exposition d’œuvres d’art contemporain. La première vocation du site luxembourgeois sera celle d’une logistique centralisée, qui pourrait inclure des services tels qu’un laboratoire d’expertises d’authentification non intrusives, à proximité d’un aéroport et d’un réseau autoroutier. À partir de là, les locaux seraient loués par des opérateurs comme par exemple Christie’s Fine Art Storage, qui s’est également établi au port franc de Singapour, en même temps Natural Le Coultre sera également exploitant du lieu.
David Arendt, administrateur délégué du port franc (voir aussi d’Land du 4 novembre 2011), insiste sur le fait que zone franche ne signifie pas « zone de non droit », mais une situation qui est soumise à la législation luxembourgeoise. Le port franc ne sera pas seulement équipé de scanners spéciaux servant à examiner les camions avant leur entrée sur les docks, mais il y aura une présence physique de la douane luxembourgeoise à l’intérieur du port franc même. Une attente directe face à cette initiative privée qui s’adresse aux grands collectionneurs d’art aussi bien qu’aux amateurs de grands vins est celle de création d’emplois. Le chiffre magique de 100 emplois circule depuis quelques mois, mais pour la première phase il faut s’attendre surtout à une équipe de facility managers, de gardiennage et de corps de métier comme des menuisiers qui s’occuperaient de l’emballage des œuvres, ce qui constitue une des prestations de base de National Le Coultre. Pourraient s’y ajouter un atelier de photographie spécialisé et un atelier de restauration d’œuvres d’art.
Adriano Pincinati di Torcello, Consul[-]tant en Art[&]Finance chez Deloitte Tax [&] Consulting, envisage un développement fulgurant à partir de l’établissement du port franc, pour « profiter du momentum » et créer un rhizome associant le monde de la finance, de l’économie à celui de la culture. Il s’agit dans cette perspective, d’établir un plan directeur afin de maximiser les bénéfices du développement international du marché de l’art. Deloitte s’applique depuis trois ans à faire du lobbying pour favoriser une stratégie associant fonds d’investissements en art contemporain au site du Luxem[-]bourg. S’y rajoutent des visions qui anticipent la création d’une bourse d’art, voire une foire internationale d’art au Luxembourg.
Ces projections ne s’adressent cependant qu’à un marché secondaire qui serait orienté vers les grands acteurs du système. Et paradoxalement, elle implique une dématérialisation de l’art par une titrisation des œuvres, alors que celles-ci pourraient, physiquement, se retrouver à Luxembourg, tout en restant invisibles à un grand public. Natural Le Coultre est en pleine expansion, hormis le site du port franc luxembourgeois, Yves Bouvier, président de la société suisse, vient de lancer un projet de logistique sur l’île Seguin, ancien site de production de la R4 qui donnera son nom à ce pôle artistique parisien4 visant une stratégie cluster peut-être moins abstraite que celle qui s’annonce au Luxembourg.