Monsieur Luc Frieden déclare qu’il ne voudrait pas être le ministre des Finances d’un pays hautement endetté et grevé de lourdes charges fiscales. La situation est grave, dit-il, et le ministre aimerait que chacun contribuât à la recherche d’une solution. C’est précisément l’objet de ces lignes.
L’Europe souffre d’une crise de l’endettement, ce qui veut dire que les États vivent au-dessus de leurs moyens. Pourquoi ? Certains en accusent l’euro. Sans doute les bas taux d’intérêt et autres facilités de la Banque centrale européenne ont pu inciter des pays à vivre de crédits. Mais la cause principale, n’est-ce pas plutôt la faiblesse politique des gouvernements qui, incapables de résister aux groupes de pression, pratiquent la fuite en avant en contractant des dettes ? Nos enfants payeront ! La crise de l’endettement est une crise de la démocratie.
On en trouve l’exemple le plus flagrant au Luxembourg, dont le gouvernement ne gouverne plus mais, avant de grandes décisions, va consulter la tripartite – puis, lorsqu’il n’obtient pas l’accord de cet organe, se retrouve hésitant et désorienté, désuni parfois jusqu’à l’intérieur de la coalition. Il était réconfortant de constater que, face à la politique syndicale de la chaise vide, le gouvernement ait enfin pris ses responsabilités en matière de modulation de l’indexation des salaires. Mais depuis des années, nous nous enfonçons dans une crise financière, et le gouvernement semble incapable d’entamer les réformes nécessaires.
La situation est nouvelle. Dans le passé, nous n’avons guère ressenti le besoin d’une politique rigoureuse. Nous sommes allés de miracle en miracle, d’abord vivant de l’acier ; puis, au plus grave de la crise sidérurgique, l’essor inattendu de la place financière nous a non seulement épargné les conséquences de cette bourrasque, mais nous a propulsés au sommet du monde, en faisant de nous les plus riches et les moins endettés.
Depuis au moins cinq ans, notre situation n’est plus ce qu’elle était. Notre secteur financier, principale source de la prospérité, se contracte. Il en va de même de l’industrie, il y a désindustrialisation – après huit années d’efforts tenaces, le départ subit du ministre Krecké ne peut s’interpréter que comme un signe de profond pessimisme. De façon générale, notre exceptionnelle prospérité reposait sur l’exploitation de « niches de souveraineté » ; or, l’une après l’autre, ces niches disparaissent, n’étant plus tolérées par nos partenaires. Nous nous appauvrissons et devons nous adapter à un monde nouveau.
Les finances publiques en accusent le contrecoup. Longtemps nous avions des excédents de recettes, à présent les recettes ne suffisent plus à combler les dépenses, laissant chaque année un trou béant de l’ordre du milliard d’euros, environ un dixième du budget ordinaire. Notre dette publique grossit à un rythme effrayant : de six pour cent du PIB il y a dix ans elle est passée à 19 pour cent, et l’on nous prédit que d’ici 2015 elle passera à 25 pour cent. Et qu’est-ce qui pourrait l’empêcher de continuer ? Sûrement pas la faible croissance actuelle !
Autre signal d’alarme : on vient de calculer que notre dette se trouve parmi les plus inquiétantes du monde si l’on tient compte des charges occultes représentées par les obligations de l’État en matière de pensions et de sécurité sociale.
Conclusion : Nous sommes à un moment critique. Il faudrait mettre un terme à la croissance de l’endettement. Si notre gouvernement se montre incapable de le faire, il entrera dans l’histoire comme celui qui a préparé la faillite du pays.
Alors que faire ?
Devant des perspectives désastreuses, le plus simple est de pratiquer la politique de l’autruche. C’est ce que font les syndicats qui nient les faits et prétendent qu’il n’y a pas de crise – comme les petits enfants qui se cachent la figure en criant : Je ne suis plus là ! Les syndicats accusent le gouvernement d’avancer des chiffres de recettes faux – heureusement par défaut. C’est la nature des prévisions dans une petite économie dépendant de l’étranger. Mais ces erreurs pourraient se produire en sens inverse, c’est-à-dire que les recettes effectives n’atteindraient plus le niveau prévu !
Autre illusion, la théorie des droits acquis. Le niveau de nos revenus serait un droit acquis auquel il serait défendu de toucher. Or, l’histoire ne connaît pas de situations acquises : les empires croulent, les fortunes se défont, les uns montent, d’autres descendent.
D’aucuns pensent que nous pouvons emprunter, parce que le niveau de notre dette en pour cent du PIB est bas et que nous empruntons facilement, grâce à notre triple A. Mais déjà notre dette totale, si l’on y inclut la dette occulte, est l’une des plus élevées du monde selon une étude récente de la Stiftung Marktwirtschaft de Berlin1. Les agences de notation ne tarderont pas à constater que le Luxembourg n’est plus ce qu’il était, et un jour le priveront de son AAA. Cela peut arriver rapidement. Ce serait un réveil brutal, un coup fatal porté au pays.
On peut emprunter pour financer des investissements. Il n’y aurait pas d’inconvénient à ce que notre dette publique atteignît cinquante pour cent du PIB si, en contrepartie, l’État acquérait une grosse participation dans une société internationale ou d’autres biens générant des revenus. Mais il est inadmissible que des dépenses de fonctionnement de l’État soient en partie financées par des emprunts. Pensez donc : en ce moment, les traitements, pensions et dépenses sociales sont en partie financés par de l’argent emprunté que nos enfants devront rembourser !
Enfin, il faut dénoncer les prévisions fantaisistes de croissance. Le ministre de la sécurité sociale vient d’en offrir un spécimen à propos d’une prétendue réforme des pensions tablant, pour les prochains 50 ans, sur un taux de croissance annuel irréaliste de trois pour cent et une croissance de la population active de 1,5 pour cent par an, ce qui, de 350 000 aujourd’hui, la ferait passer à 700 000 en 2060. À supposer même que cela soit possible, l’encombrement des routes et agglomérations qui en résulterait détruirait notre qualité de vie, et rendrait le pays invivable, également pour les investisseurs étrangers.
Conclusion : il faut agir avant qu’il ne soit trop tard.
Nos exercices officiels de prévision tablent toujours sur une croissance positive : deux, ou trois, ou quatre pour cent – comme par le passé. Mais on se garde comme du feu de calculer d’autres scénarios. Qu’arriverait-il si notre croissance se révélait durablement faible, de l’ordre de un pour cent – ou même nulle, voire négative ? Cela n’est jamais arrivé, sauf transitoirement. Mais cela pourrait se produire à l’avenir. Nos niches de souveraineté (sur lesquelles reposait notre prospérité) sont attaquées par les puissances étrangères et par l’Union européenne. Il y a de plus en plus de restrictions. Des sources de recettes budgétaires disparaissent : e-commerce, Amazon etc, etc. Qu’on nous dise donc sur quelles réalités reposent des extrapolations de croissance de trois pour cent ?
Et qu’on mette en chantier des réflexions sur des scénarios de croissance nulle ou négative. Que faudrait-il faire alors ?
Notre problème essentiel n’est pas constitué par les prochaines élections, mais par le sort de nos enfants.
C’est la question. Et déjà on propose de faux remèdes.
Par exemple, rogner les investissements. Sauf s’il s’agit d’investissements de pur prestige, c’est évidemment la mauvaise solution, contraire aux impératifs de la croissance et de l’emploi.
Puis, on veut réduire les frais de fonctionnement de l’État. Pourtant, les services publics doivent pouvoir fonctionner, bien que l’on doive se soucier de leur efficacité.
Non, lorsqu’il n’y a plus assez d’argent, l’État doit adapter son train de vie, tout comme fait un particulier face à une baisse de revenus.
Cela peut se faire de deux façons.
Vers le milieu de la dernière décennie, on a procédé au Luxembourg, comme ailleurs, à une réduction de la charge fiscale, notamment des taux marginaux d’imposition. On peut les relever de nouveau si l’on constate des tendances similaires en Europe, en ayant soin toutefois de ne pas mettre en danger l’attractivité internationale du pays.
Il faut enfin avoir le courage de regarder les réalités en face. Si le manque de recettes de l’État est de x pour cent du total des dépenses, il faut réduire toutes les dépenses de x pour cent. Ce remède est délicat, en raison de la multiplicité des dépenses ; il est pourtant juste en ce qu’il impose des sacrifices non seulement à la fonction publique, mais aussi à tous les bénéficiaires de dépenses sociales. D’autre part, il doit être entendu qu’en cas de retour à la prospérité, tous les avantages antérieurs seront rétablis.
Sans doute bien des personnalités politiques se font de graves soucis pour notre avenir, mais il est navrant de constater que personne n’ose ouvertement regarder la réalité en face. On préfère des simulacres de mesures en empruntant massivement et en nous enfonçant dans le marasme, en invoquant le dicton selon lequel en démocratie, il ne serait possible de prendre les mesures impopulaires qu’au bord de la catastrophe. On n’a pas le courage d’expliquer au pays que nos ressources économiques ne permettent plus de financer le niveau très élevé des revenus – alors que, même après une réduction de dix pour cent, celui-ci resterait encore largement supérieur à celui de nos voisins ! Veut-on vraiment aller à la faillite – à la grecque ?