Un des effets de la crise économique dans laquelle le monde est entré en 2007 et de laquelle nous ne sommes pas sortis est la remise en question des modèles de pensée qui ont dominé avant la crise. S’agissant d’une crise financière, se repose la question de la monnaie, du rôle du dollar, de la financiarisation de l’économie. L’interdépendance accrue induite par la mondialisation des échanges repose la question de la régulation et partant du régulateur : l’État et la question de la souveraineté.
Depuis les années 1980, le paradigme néo-libéral a imposé une vision du monde qui s’est trouvée consacrée par la victoire de l’Occident, en fait des États-Unis d’Amérique, sur l’Union soviétique. Le système capitaliste avait prouvé sa supériorité. Presque partout dans le monde, les États abandonnent la planification économique et libéralisent l’économie. C’est notamment le cas en Chine et en Inde, qui représentent environ 40 pour cent de la population mondiale. S’impose l’idée que le secteur privé gère mieux que l’État. C’est pourquoi, il était nécessaire de privatiser le plus possible.
La crise semble susciter un retour du balancier. C’est ainsi que l’Argentine vient d’annoncer la nationalisation d’YPF, sa compagnie pétrolière nationale, privatisée en 1992 dans des conditions discutables sous Carlos Menem. En Russie, une classe moyenne citadine, pourtant grande bénéficiaire du nouveau système économique, remet en cause le statu quo politique. C’est que la transition vers le capitalisme menée en Russie sous l’égide de la Banque mondiale et du FMI se solde aujourd’hui par un recul de l’espérance de vie des Russes de dix ans. Depuis 1994, la population russe a diminué passant de 148 à 142 millions aujourd’hui. La gravité de la question démographique a conduit Vladimir Putin à inclure dans son programme présidentiel l’objectif de stabiliser la population. Il est heureux que la Russie se soit libérée d’un système politique asservissant et qui a fait faillite. Mais le prix payé par les Russes pour le passage à l’économie de marché a été exorbitant. Le résultat le plus visible en est la concentration indécente de la rente tirée des richesses fabuleuses du sous-sol du pays entre les mains de quelques-uns et un écart croissant entre Moscou et Saint Petersbourg et le reste du pays.
Un des acteurs de la mondialisation libérale qui intervint en 1992 pour conseiller le gouvernement de Boris Elstine fut Lawrence Summers, aujourd’hui professeur à Harvard.Alors qu’il était chef économiste à la Banque mondiale de 1991 à 1993 avant de rejoindre le secrétariat au Trésor du Président Clinton, Monsieur Summers affirma qu’il n’y avait pas lieu de limiter la croissance à cause d’une quelconque limite de la capacité de la terre ou un quelconque risque climatique. En 1991, ce grand humaniste a aussi signé un mémo dans lequel il soulignait la logique économique d’exporter des déchets toxiques vers des pays à bas couts encore sous-pollués. Summers est plus connu pour son rôle dans la crise des subprimes de 2007. C’est en effet pendant qu’il était au Trésor que furent abrogées les règles séparant banque commerciale et banque d’investissement mises en place en 1933 sous Roosevelt. Summers continue régulièrement de dispenser ses leçons de bonne économie dans le Financial Times.
Sans doute peu d’électeurs qui se sont rendus aux urnes le 6 mai dernier en France et en Grèce étaient-ils informés des faits mentionnés plus haut. C’est la situation dans laquelle ils vivent qui a porté plus de 30 pour cent de l’électorat dans ces deux pays sur des partis nationalistes ou de la gauche radicale. En Grèce, les deux partis dits de gouvernement, le Pasok de centre gauche, et le ND chrétien démocrate de centre droit, sont passés de plus de 80 pour cent des voix en 2009 à 33 aujourd’hui. C’est surtout le Pasok qui paie le prix fort en perdant les deux tiers de son électorat. Le Syriza, parti de la gauche radicale arrive deuxième et triple son score de 2009 passant de 5 à 17 pour cent des voix. Le parti communiste KKE reste stable à 8 pour cent des voix. Cela fait tout de même 24 pour cent pour des partis de la gauche radicale. À l’extrême-droite, le parti néo-nazi Chrysi Avyi (Aube Dorée) a fait 7 pour cent des voix et entre au Parlement avec 21 députés. Il y remplace un autre parti d’extrême-droite, le parti Laos, entré au parlement en 2009 et qui avec moins de 3 pour cent des voix perd sa représentation parlementaire.
Les partis situés aux deux extrêmes de l’échiquier politique se retrouvent d’accord pour appeler à une reprise du contrôle de l’État face à une organisation sociale qu’ils contestent. Partout en Europe, à l’exception notable de l’Allemagne, les partis nationalistes et populaires gagnent du terrain. Leur idéologie repose sur trois éléments. Le premier est un nationalisme exacerbé. On exaltera les « vrais » Finlandais1, les Français de souche, les aryens en d’autres temps. Le deuxième élément sera la désignation d’un groupe social comme responsable des problèmes : immigrés musulmans en France, juifs étrangers dans la France d’avant guerre, Roms en Hongrie. Ce dernier exemple montre qu’il n’est nul besoin d’être étranger pour devenir bouc émissaire. Il suffit d’êtreperçu comme suffisamment différentet comme source de problème. Rappelons ici que la première exécution collective au gaz des nazis concerna des handicapés mentaux. Elle intervint après que la propagande du régime les avait désignés comme un poids insupportable pour la société. On cite rarement le troisième élément du discours, qui est sa dimension anticapitaliste. Nazi était après tout la contraction de nationaliste et socialiste. La prise en compte de la défense des « petits » explique sans doute le succès du Front national (FN) auprès d’une partie de l’ancienne base électorale du Parti communiste français (PCF). Pour illustrer ce fait, je voudrais citer ici un passage du discours du 1er mai 2010 de Jean-Marie Le Pen : « Avant que le PCF et les syndicats n’eussent trahi les vouvriers en acceptant la mondialisation et en devenant ‘immigrationiste’, Georges Marchais ne réclamait-il pas son arrêt immédiat et ne défendait-il pas le ‘produisons français’. Il avait raison comme nous avions raison. Pourquoi ne pas le dire, cette gauchelà qui vit encore, celle de la défense des opprimés, des exploités, des petits patrons, des petits fonctionnaires, des petits paysans est certainement plus éloignée de la gauche américaine, des Strauss Kahn et des Aubry que de nous. Elle est plus proche de nous que cette droite de l’argent-roi, des Rolex et des chanteuses, celle qui finance les banques qui versent des milliards de bonus à ses traders pendant qu’un de nos paysans se suicide chaque jour. »
Il est fort possible que ce discours-là ait pu convaincre nombre d’électeurs et les ait amené à accepter le racisme proclamé du FN, ignorant ou oublieux qu’ils sont des leçons de l’histoire. En France, Nicolas Sarkozy a choisi de prendre à son compte le nationalisme et la xénophobie cultivées par le Front national. Les électeurs lui ont accordé un peu de loisir pour méditer sur sa stratégie. Mais François Hollande, sans doute conscient de l’état de l’opinion, n’est pas en reste. Lors du débat télévisé du 3 mai, il a promis d’interdire la viande halal dans les cantines scolaires et les horaires séparés dans les piscines. Il revendique par ailleurs la paternité socialiste de la loi interdisant le foulard à l’école. Sur la question de la sécurité, Hollande promet plus de policiers plutôt que de mettre en exergue le point de son programme visant à attaquer une cause majeure de l’insécurité : le chômage endémique des jeunes. Il n’aura pas critiqué non plus Sarkozy sur la gestiondétestable de la question des Roms en 2010.
Attendons de voir comment François Hollande va gérer ses premiers cent jours. Il a certes de bonnes intentions, mais sera testé très rapidement par ses pairs et par les marchés. Sa marge de manœuvre est faible. Il sait aussi qu’un tiers de l’électorat rejette la mondialisation libérale. Ses prédécesseurs de gauche, Herriot en 1924 et Mitterrand en 1983 cédèrent à la contrainte extérieure. Si en 1936, Léon Blum put introduire la semaine de 40 heures et les congés payés en pleine crise économique, ce fut parce qu’il y eut un fort mouvement social. Tout ne dépend donc pas du nouveau président, mais aussi de ce que vont faire les Français.
2012 n’est pas 1932. Mais il nous semble nécessaire de proposer une alternative au discours des droites radicales qui prospèrent en Europe. Elle suppose à notre sens de réaffirmer le corpus des valeurs universelles humanistes hérités des Lumières. Notons que ces idées gagnent aussi du terrain et sont revendiquées aujourd’hui au Sud de la Méditerranée par les révoltés arabes ou encore les manifestants anti-Putin. Il s’agit notamment de rappeler que tous les hommes naissent libres et égaux en droits quelque soit leur sexe, leur ethnie, leur religion ou leur nationalité. Cela implique de la solidarité aussi bien à l’intérieur des pays qu’entre les pays même et surtout quand les temps sont durs. Mais ce discours n’a aucune chance d’être entendu si on en tire pas en même temps des conséquences pour la répartition des ressources et des richesses. Il conviendrait de dire que le problème n’est pas l’immigration, mais l’écart croissant entre les deux extrémités de l’échelle des revenus. Des solutions visant à réduire les inégalités doivent être recherchées et débattues tant à l’intérieur des pays qu’entre les pays. La question des paradis fiscaux et de l’évasion fiscale n’ont pas été sérieusement traitées après le G20 de Londres. À cet effet, il faudra veiller à distinguer la valeur créée par le travail et l’esprit d’entreprise et d’initiative de la richesse extraite de la rente financière, de l’héritage ou encore des ressources naturelles. Comme au lendemain de la seconde guerre mondiale, une des pistes prioritaires me semble être la réforme du système monétaire. Bernard Lietaer et Thomas Greco proposent des idées2. Le fait qu’elles ne plaisent pas à Monsieur Summers et à ses amis ne devraient pas nous empêcher de nous y intéresser. La question de l’emploi devrait être réinventée. Certains proposent d’introduire un revenu minimum, qui dans les faits existe déjà, comme un droit pour tous et non comme une aumône dégradante versée à des parasites. Le revenu de l’emploi serait alors un plus choisi. On prendrait un emploi pour son utilité sociale. Les initiatives des Indignés ont commencé à poser ces questions sur la place publique. Rêve, utopie que tout cela ?
L’abolition de l’esclavage ou les congés pour tous ont commencé par des rêves. Alors, soyons réalistes, demandons l’impossible.