Certains indicateurs économiques, qui nous semblent pourtant très familiers, sont parfois trompeurs au sens où une valeur apparemment favorable peut dissimuler une situation préoccupante. Il en est ainsi du taux d’inflation : un niveau faible, synonyme de stabilité des prix, est plutôt mauvais signe, car une inflation nulle ou modérée est généralement corrélée avec une croissance atone. Autre exemple, celui des échanges extérieurs : dans ce domaine on a souvent affaire à des « excédents de misère ». Un pays en récession voit la consommation et l’investissement diminuer, et enregistre de ce fait une baisse plus ou moins forte des importations, ce qui, ceteris paribus, peut se traduire par un excédent commercial.
Or, coup sur coup, au début du mois d’août, des chiffres de cette nature ont été publiés pour la zone euro. Selon Eurostat, de juillet 2014 à juillet 2015 l’inflation y a été de 0,2 pour cent alors que la BCE tente désespérément de la faire remonter à un niveau proche de deux pour cent, qui signerait le retour à une croissance soutenue. La banque centrale a par ailleurs annoncé le 19 août que l’excédent de la balance courante de la zone euro avait atteint un record de 265,5 milliards d’euros sur douze mois, à fin juin, soit 2,6 pour cent de son PIB, contre 1,7 pour cent à la même époque l’an dernier.
Une situation qui tranche avec celle des États-Unis et du Royaume-Uni, très déficitaires (respectivement 2,3 et 4,8 pour cent du PIB), mais qui rappelle beaucoup celle du Japon, où l’excédent est néanmoins plus faible (1,9 pour cent du PIB). Ce chiffre s’explique essentiellement par le surplus de la balance commerciale (solde des échanges de biens de la zone) qui représente près de 300 milliards d’euros, en hausse de 38 pour cent sur un an. Les échanges de services sont également excédentaires, mais beaucoup moins (63,2 milliards) et leur solde est en baisse. Quant à la balance des revenus, elle reste déficitaire de plus de 90 milliards, en légère amélioration cependant.
Les Allemands sont pour beaucoup dans ce résultat. Selon le FMI l’excédent de leur balance courante battra sans doute un nouveau record en 2015 avec 220 milliards d’euros, soit 8,4 pour cent du PIB, contre 7,5 pour cent en 2014, essentiellement à cause de l’excédent croissant de leur balance commerciale. Deux autres pays importants de la zone euro dégagent aussi un excédent courant notable : l’Italie, avec 2,6 pour cent du PIB et l’Espagne avec 1,9 pour cent (chiffres FMI). Même en France, la balance courante est devenue légèrement excédentaire de 0,06 pour cent.
La zone euro pourrait afficher, fin 2015, une balance courante excédentaire d’environ trois pour cent de son PIB : cela signifie que, considérés globalement, les agents économiques de cette région (ménages comme entreprises) épargnent davantage qu’ils ne consomment et investissent, et que ce surplus est investi à l’étranger.
Le cas de l’Allemagne est très illustratif : selon le FMI, l’épargne allemande (entreprises et ménages confondus), atteindra cette année 26,9 pour cent du PIB, une proportion en hausse, tandis que celle de l’investissement est en baisse à 18,5 pour cent. L’épargne n’étant pas intégralement utilisée pour financer les investissements intérieurs, il existe un surplus de 8,4 pour cent disponible pour être placé à l’extérieur.
Cette situation d’épargne « excessive » est très perceptible au niveau des ménages. En 2014 dans la zone euro, leur taux d’épargne brut était de 12,7 pour cent contre une moyenne de 10,5 pour cent pour l’ensemble de l’Union européenne, et moins de six pour cent au Royaume-Uni et aux États-Unis (qui ont connu jusqu’à une date récente des taux négatifs). Dans plusieurs pays comme la France, l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Suède l’épargne des ménages dépasse quinze pour cent du revenu disponible, la Belgique s’en approchant.
La situation n’a rien de nouveau, la zone euro se trouvant en position créditrice depuis plusieurs années. Les experts voient là l’effet combiné de plusieurs facteurs : d’un côté les politiques de restrictions budgétaires menées de 2001 à 2014 ont pesé sur les dépenses de tous les acteurs économiques, déclenchant ainsi une récession que n’ont pas connue les Etats-Unis et la Grande-Bretagne qui n’ont pas mené de telles politiques. De l’autre, l’augmentation de l’épargne des ménages s’explique aussi par les incertitudes économiques, notamment celles liées au financement des retraites.
Cette tendance semble se poursuivre en 2015, comme le montrent les chiffres sur la croissance de la zone euro publiés le 14 août par Eurostat. Sur un an, le PIB corrigé des variations saisonnières y a progressé de 1,2 pour cent, mais avec un ralentissement au deuxième trimestre (+ 0,3 pour cent) par rapport au premier (+0,4 pour cent) alors que les prévisions étaient légèrement supérieures.
Comme toujours la situation est très contrastée d’un pays à l’autre. Pour la période d’avril à juin l’Espagne a été au-dessus du lot avec une croissance de un pour cent suivie par l’Allemagne (0,4 pour cent, un peu mieux qu’au début de l’année, mais moins bien qu’attendu). En fait les chiffres pour l’ensemble de la zone sont tirés vers le bas par des pays comme les Pays-Bas (0,1 pour cent), l’Italie (0,2 pour cent) mais surtout la France, dont la croissance a été nulle alors qu’on s’y attendait à une progression de 0,3 pour cent.
Le cas de ce pays au deuxième trimestre 2015 est révélateur de ce qui se passe au niveau de l’ensemble de la zone euro. En effet, tandis que la consommation des ménages y progressait de seulement 0,1 pour cent, l’investissement global s’y est contracté de 0,3 pour cent. Si les investissements des entreprises ont connu une évolution positive, le gonflement de leurs stocks, pour cause de méventes, a eu un impact très négatif. Quant aux ménages, leurs acquisitions de logements neufs sont toujours à un niveau très bas, plombant le secteur de la construction. En revanche les échanges extérieurs ont contribué très positivement à la croissance : les exportations de biens (+1,7 pour cent) ont augmenté nettement plus que les importations (+0,6 pour cent), grâce à la baisse du prix de l’énergie et à celle de l’euro. Les services (grâce au tourisme) et les flux de revenus ayant dégagé un surplus, la balance courante est devenue légèrement excédentaire de 1,3 milliards.
Selon Eurostat, si la zone euro devrait bénéficier de la bonne croissance de l’Espagne et la solidité de l’économie allemande, elle pourrait aussi être touchée par le ralentissement chinois, de sorte que les prévisions « laissent peu d’espoir d’une accélération de la reprise » et que la croissance pourrait même s’essouffler au deuxième semestre. Elle restera de toute manière très inférieure à ses niveaux d’avant la crise.
L’Europe devrait donc continuer à se trouver dans la situation paradoxale d’accroître sa position créditrice vis-à-vis du reste du monde tout en connaissant une croissance insuffisante, impropre, dans de nombreux pays, à faire reculer le chômage. L’organisme statistique européen en conclut que le programme de rachat d’actifs de la BCE doit se poursuivre jusqu’à son terme, et que d’autres mesures de relance de la consommation et de l’investissement devront sans doute être prises, sans omettre de mieux canaliser l’épargne vers les entreprises.