C’était un curieux bonhomme, aussi original dans son esprit que dans son apparence physique. Jusqu’à un âge avancé, il enfourchait encore son vélo pour descendre de son domicile parisien de la butte Montmartre vers les quais de la Seine faire les bouquinistes, en pestant tout au long du trajet contre les voitures, auxquelles il vouait une hostilité presque obsessionnelle, une lubie qui mettait en joie ses étudiants et ses lecteurs (on lui doit une cinquantaine d’ouvrages et plusieurs centaines d’articles).
Décédé en 1990 la veille même de son 92e anniversaire, Alfred Sauvy a été un statisticien et un économiste de grand talent (inventeur en 1952 du terme « tiers-monde ») mais surtout un immense démographe. Il fut l’un des premiers dans les années 30 à s’inquiéter des conséquences pour son pays de la baisse de la natalité et du vieillissement de la population. À ce titre, s’il revenait parmi nous il serait sans doute effaré, bien que l’ayant entrevue dans ses derniers écrits, par l’évolution démographique de l’Europe, particulièrement celles des 28 pays de l’UE.
En apparence la situation est plutôt favorable puisque l’UE, qui compte désormais 508 millions d’habitants, voit sa population continuer de croître et selon Eurostat comptera 17 millions de personnes supplémentaires dans vingt ans. Mais il s’agit d’un trompe-l’œil pour plusieurs raisons : la population a baissé dans onze pays et chez les autres le solde migratoire explique 90 pour cent de l’accroissement total. De plus, comme tous les pays sans exception ont bénéficié d’une augmentation de l’espérance de vie, la structure par âges s’est déformée avec une proportion de personnes âgées de 65 ans et plus qui devrait passer de 18 pour cent en 2015 à 28 pour cent en 2035, soit quatre fois plus qu’en 1960 ! À ce moment une personne sur deux dans l’UE aura plus de 45 ans (contre 32 ans en 1980). Le vieillissement sera plus ou moins marqué selon les pays : en Allemagne les « seniors » représenteront alors plus du tiers de la population.
En cause, la chute de la fécondité, qui est en moyenne de 1,6 enfants par femme dans l’UE, loin du niveau requis pour le simple renouvellement des générations. Seuls deux pays, la France et l’Irlande, atteignent le seuil de deux enfants par femme, alors que le Royaume-Uni et certains scandinaves s’en approchent (1,9). Ces pays devraient voir leurs populations continuer à augmenter dans les décennies à venir, avec un vieillissement modéré. En revanche, dans les autres pays la fécondité est parfois très faible, avec seize pays où elle ne dépasse pas 1,5 enfants par femme : dans ce lot figurent l’Allemagne, les pays du sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce) et toute l’Europe de l’est. Le Luxembourg est à 1,6 selon Eurostat mais d’autres sources donnent un chiffre de 1,77. Conséquence, il y a déjà davantage de décès que de naissances dans plus de la moitié des pays de l’UE : en 2013 l’Italie et l’Allemagne ont ainsi perdu, hors solde migratoire, respectivement 80 000 et 200 000 habitants, de sorte que, pour reprendre une image terrible remontant aux années 30, on y « fabrique plus de cercueils que de berceaux ». Tous connaissent un vieillissement considérable.
Comme le reconnaît une étude récente, « le débat européen sur cette question s’est focalisé, d’une part, sur les conséquences de ce vieillissement pour les systèmes de retraite et d’autre part, sur le rôle de l’immigration dans le maintien d’une population active en mesure de compenser la croissance du nombre de retraités » (lire encadré).
Le grand public et les médias ont quelque raison de voir surtout la question sous l’angle du financement des régimes de retraite par répartition, car les chiffres sont très préoccupants. Le « ratio de dépendance » qui rapporte le nombre de seniors de plus de 65 ans à celui des personnes d’âge actif (de 15 à 64 ans) est appelé à connaître une forte hausse, montant progressivement de 28 pour cent actuellement à 53 pour cent en 2060. On passerait donc d’un retraité pour quatre actifs aujourd’hui à un pour deux environ. Certains pays se trouveront dans une situation encore plus délicate (ratio de 57 pour cent en Espagne et en Italie, de 60 pour cent en Allemagne contre 47 pour cent en France).
Mais l’impact financier serait bien plus important, car il est peu connu que quarante pour cent et soixante pour cent des dépenses publiques, selon les pays, sont sensibles à la structure par âge de la population. Sur la période 2010-2060, celles qui sont directement liées au vieillissement pourraient s’accroître d’environ 4,5 points de PIB dans l’UE, l’essentiel de l’augmentation provenant des dépenses de retraite (+1,5 point), de santé (+1,1 point) et de la prise en charge de la dépendance (+1,5 point). En regard, les économies potentielles réalisées sur les dépenses au profit des plus jeunes seraient très limitées (-0,1 point pour l’éducation et -0,3 point pour les indemnités de chômage). Bien évidemment, ces évolutions seront très contrastées d’un pays à l’autre. Ainsi, ces dépenses n’augmenteraient que de 3,1 points de PIB en France, contre 5,2 points en Allemagne. Les charges supportées par les actifs et par les finances publiques pèseront lourdement sur la croissance, qui selon, une note de la Commission européenne publiée début avril, n’est pas près de retrouver le rythme connu avant la crise financière (2,1 pour cent par an en moyenne dans l’UE de 2000 à 2008).
Le document bruxellois met surtout l’accent sur l’impact du vieillissement sur la population active. Il est historiquement démontré qu’à long terme l’augmentation de cette dernière joue un rôle très positif sur la croissance économique. Or, dans l’UE, le pic de population en âge de travailler, soit entre 15 et 64 ans, a été atteint en 2009, avec 333 millions de personnes. Elle diminue depuis et baissera encore de quinze pour cent dans les quatre décennies à venir, surtout à cause de l’Allemagne qui connaîtra une chute de trente pour cent mais aussi de l’Espagne et de l’Italie, tandis que seulement sept Etats membres verraient leur population en âge de travailler continuer de croître (dont la Belgique, la France, l’Irlande, le Royaume-Uni et la Suède).
Cette baisse ne serait que partiellement compensée par l’augmentation de la participation au marché du travail de catégories encore insuffisamment représentées : les migrants, les jeunes et même les femmes dans certains pays, sans parler des seniors avec le recul général de l’âge de départ en retraite. Dans ces conditions il faudrait surtout compter sur l’augmentation de la productivité pour soutenir la croissance économique au sein de l’Union européenne. On a malheureusement de bonnes raisons de penser que la productivité décroît avec l’âge, non seulement pour des raisons physiques mais aussi à cause des effets délétères du vieillissement sur l’innovation et l’aptitude au changement (recherche de sécurité, de stabilité et de calme).
Alfred Sauvy, qui avait déjà mis ce phénomène en évidence dans les années trente, s’en désolerait aujourd’hui. Mais en même temps, ce farouche nataliste se réjouirait de voir les mesures prises dans les pays scandinaves, notamment en Suède où le budget consacré à la politique familiale a triplé depuis le début des années 90 : structures d’accueil pour les jeunes enfants, aides financières et matérielles aux parents, aménagement du temps de travail etc. Ce pays a pu ainsi faire passer en quelques années son indice de fécondité de 1,5 à 1,9 enfants par femme et peut ainsi espérer enrayer son vieillissement. Un exemple suivi avec le même succès par la Norvège (non-membre de l’UE) mais qui peine à faire tâche d’huile dans le reste de l’Europe. On notera tout de même que le Luxembourg, dont le taux de fécondité était tombé à 1,41 dans les années 70, a lui aussi redressé la barre pour se situer aujourd’hui dans le « peloton de tête » de l’UE à peu près à égalité avec la Belgique et les Pays-Bas.