Imaginez une fois. En haut des Champs-Élysées il n’y aurait pas l’Arc de triomphe, empaqueté ou non, mais un immense éléphant, que Mandiargues s’est plu à mettre parmi ses incongruités monumentales. Le projet a existé, au milieu du 18e siècle, le ventre de l’animal aurait contenu des salles de spectacle, la trompe aurait servi de fontaine, et plus surprenant encore, ses oreilles de haut-parleurs transmettant la musique d’un orchestre logé dans la tête. Gageons que pour les Christo la question ne se serait même pas posée.
L’idée de l’éléphant a été oubliée, ou plutôt elle a été reprise pour la place de la Bastille, où la statue fut bâtie non pas en bronze, mais en plâtre ; élevée en 1814, elle fut détruite en 1846 et remplacée par la Colonne de juillet. Et entre temps Napoléon eut décidé, pour rendre hommage à sa Grande Armée, la construction, dès 1806, de l’Arc de triomphe place de l’Étoile. Imaginons quand même les militaires tournant autour d’une bête gigantesque.
Jusqu’au dimanche 3 octobre, voici donc l’Arc de triomphe disparu à son tour, ou plus présent que jamais dans l’empaquetage de Christo et de Jeanne Claude. Escamoté dans les plis du voile bleu argenté, dans cet emballage bougeant dans le vent, s’animant dans les effets de lumière, au lever comme au coucher où le soleil transperce le monument. Dès les années 60, très vite après l’arrivée de Christo à Paris, ayant fui le régime communiste bulgare, après leur rencontre dans le quartier, l’Arc de triomphe accaparait leur attention, leur intérêt, en ont témoigné un photomontage de 1962 et un collage de 1988, vus dans l’exposition l’année passée au Centre Pompidou.
Les empaquetages du Pont-Neuf, du Bundestag berlinois, aujourd’hui de l’Arc de triomphe, rien que des monuments à forte capacité mémorielle. Et d’autant plus susceptibles de susciter la controverse. Dira-t-on qu’il y a quelque chose d’emballant, pour de vrai, dans l’art des Christo, c’est dû à leur respect des constructions, de leur structure (mise en évidence), à la beauté plastique de leur intervention, et sans doute aussi à leur interactivité avec le public. Contrairement à d’autres artistes, chez les Christo les dimensions relationnelle et pédagogique font beaucoup pour leur succès dans l’espace public. Sans oublier leur insistance sur leur liberté ; l’Arc de triomphe est une affaire de quelque quatorze millions d’euros, mais leur fondation paiera, cela ne coûte rien à l’État.
Il paraît que l’Élysée, pour la décoration, elle aussi temporaire a priori, de la verrière du jardin d’hiver du palais présidentiel, n’a eu de son côté à débourser que cinquante mille euros pour les coûts d’installation. C’est à Daniel Buren que M. Macron a confié la tâche de ragaillardir l’endroit, une grande tapisserie de Pierre Alechinsky a été enlevée, le président aurait confié que c’était un peu vide, triste, à en croire Le Monde. Alors que maintenant, rassasié de l’éclat tricolore, il se serait félicité d’une œuvre résolument patriotique. À en juger sur les photographies, il y a vraiment satiété des couleurs du drapeau, entrecoupées juste par les bandes habituelles de Buren, de 8,7 centimètres. L’impression, sur le lieu même, serait peut-être autre. Là, avec les riches lustres de cristal, cela fait quand même un peu clinquant. Une décoration de Quatorze Juillet, si l’on est gentil et pense par exemple à tels tableaux de Raoul Dufy. Il ne manque que les danseurs, pour un bal musette rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Heureusement que Daniel Buren, nous a habitués à moins tapageur pour l’œil. On ira donc le reposer au Palais-Royal, dans la cour d’honneur, avec les colonnes de différente hauteur, et leurs rayures bien sûr. Pour retourner place Charles-de-Gaulle, sur la même ligne de métro, le 3 octobre, dernier jour de l’empaquetage de l’Arc de triomphe, après on déballera, pour les uns ce sera un soulagement, pour les autres une déception, comme toujours avec les cadeaux à pareil moment. Il restera les images, le souvenir d’un bloc vivant, et les sculptures seront offertes de nouveau à la découverte des touristes. Et il se peut que de façon posthume, les Christo, avec l’énergie de leur neveu Vladimir Yavachev, nous réservent une ultime surprise : un mastaba, haut de 150 mètres, composé de 410 000 barils de pétrole, dans le désert d’Abou Dhabi. Cette œuvre-là, contrairement à leurs habitudes, devrait être pérenne, comme le signe fort d’un monde peut-être révolu.