Plonger dans l’univers d’Hamlet, c’est toucher directement au patrimoine du théâtre. Pour mémoire, il est question d’Hamlet, fils du roi du Danemark, qui perd son père, assassiné par son oncle, Claudius, devenu roi et nouvel époux de la mère d’Hamlet, Gertrude. Hamlet est amoureux d’Ophélie, mais sacrifie ses sentiments au profit de sa quête de vengeance et de compréhension du crime de son père. Le Danemark est un pays où il ne fait pas bon vivre et l’environnement dans lequel se situe le drame est celui de l’observation et de la suspicion d’autrui. Un drame humain, politique qui place le personnage d’Hamlet au milieu d’une tempête, inscrivant la douleur, la frustration, l’injustice dans l’histoire des planches.
Jeudi dernier, 26 avril, à la salle Robert Krieps (Abbaye de Neumünster), la Compagnie Pardès Rimonim, dirigée par Bertrand Sinapi et son épouse Amandine Truffy, a permis au public luxembourgeois d’envisager Hamlet différemment. Le texte d’Hamlet ou la fête pendant la peste mêle un langage contemporain à la langue de Shakespeare, traitée par la traduction vers le français. Bertrand Sinapi, metteur et scène et écrivain, y a injecté des problématiques qui nous sont proches, c’est-à-dire qui appartiennent aux débats de la société civile actuelle : crise mondiale, réflexions autour de l’immigration, statut des artistes ou féminisme.
En somme, voici un Hamlet très pamphlétaire, dans un premier temps. Dans la première partie de la pièce, on attrape ici et là des insinuations ou des références contemporaines servies sous forme de gags. La mise en scène de Sinapi est parfaitement carrée, la direction des comédiens tellement calibrée qu’on y ressent fréquemment une présence cinématographique. Les images sont belles – on penserait presque à de la photo : on retiendra par exemple, le vieux Polonius assis en coin de décor, vêtu de son uniforme avec un long torchon de cuisine sous le menton, une chope de bière à la main.
On assiste à une explosion d’énergie dans un décor mobile (signé Goury) – une grande structure grillagée, rehaussée de dorures, scindée en deux parties, qui, elles ,sont entourées de plusieurs panneaux de cyclo permettant entre autres de se cacher et de faire apparaître des spectres. Une multitude de personnages très caractérisés (presque caricaturaux) et d’astuces apparaissent et disparaissent ,indiquant un théâtre jeune et vivant, un théâtre qui cherche d’autres propositions, s’éloignant ainsi du théâtre conventionnel, bienséant et ennuyeux aujourd’hui, où le cerveau est stimulé par une multitude d’images et de sons. On assiste à une mise en scène carrée d’apparence où rien ne semble être laissé au hasard, une langue élégante, presque entièrement shakespearienne – mais le tout porté par une étrange énergie qui tend vers le dérapage sans jamais y accéder vraiment.
Tout ici est tenu par deux fils rouges, d’une part, le paysage sonore, fait de longues boucles, tel un réel quatuor à cordes, conçu et interprété par André Mergenthaler (on serait tenté de le pousser dans cette direction désormais, tellement sa présence est judicieuse) et d’autre part, d’insolites changements de scène, arrivant sans transition à la manière d’un zapping. Ce qui permet d’accentuer encore plus la réalité contemporaine de cet autre Hamlet.
La construction du texte n’est pas évidente. On se trouve face à un méandre où le texte original rencontre nombreuses répétitions – un brouillage. Le texte de Shakespeare est réécrit (Bertrand Sinapi y a incorporé des matériaux écrits par Heiner Müller) afin de proposer un texte d’aujourd’hui et « poser la question de la tradition théâtrale et de sa réappropriation ».
Hamlet ou la fête pendant la peste a été agrémenté des réflexions-anachronismes quasi philosophiques, qui font écho en partie aux mouvements contestataires actuels, mais fatalement aussi à la montée d’idéologies protectionnistes-nationalistes voire anti-immigration (on pense ça et là à la percée du Front National ou à la folie meurtrière de Breivik et son odieuse défense au cours du récent procès). On y retrouve par exemple des terroristes et un Hamlet qui tue Polonius à l’aide d’une grenade.
Le rythme est bon au début, longtemps d’ailleurs, puis ça devient long. C’est à se demander si les textes doublés ou toutes les variations, notamment celle autour de l’incontournable « être ou ne pas être » sont vraiment nécessaires. On n’arrête pas de se demander s’il n’aurait pas été mieux d’épurer, de couper. Le monologue de fin est justifiable, brillant par sa profondeur et le jeu d’Amandine Truffy (comédienne et dramaturge) qui incarne une sublime Ophélie (parce qu’elle ne se fond pas dans le personnage entièrement, elle s’y glisse un peu d’elle-même), mais le tout devient trop long. On perd l’urgence.
Finalement, on aime et on admire la grande charge de travail et son honnêteté, transmise notamment par le jeu époustouflant des comédiens, Hamlet (Bryan Polach) ou Horatio (Jean-Baptiste Anumon) ou encore Polonius (Marco Lorenzini), car on est tout simplement ému. Et on est ému de découvrir ou de retrouver la mélancolie de cette fin de monde ou d’époque qu’Ophélie lance au public à travers le récit de son combat féministe, sa survie au suicide et son questionnement qui rejoint le nôtre sur ce qui sera ce nouveau monde, à venir. Des phrases retentissent longtemps après le silence : « Comment fait-on lorsque l’ancien monde ne veut pas partir et le nouveau ne parvient pas à naître ? C’est nous contre l’oubli. »