2014 – Annus horribilis À six mois de l’échéance, elle l’appréhende déjà. « Je me fais beaucoup de soucis pour cette année qui nous attend, affirme Josée Kirps, la directrice des Archives nationales depuis dix ans. Probablement trop... » Ce qui l’attend, c’est la gestion parallèle de plusieurs chantiers urgents de mises à niveau techniques, de sécurité, de stabilisation et de déménagements de fonds et de stocks, qui sont éparpillés à quatre endroits de la ville et de ses environs directs. Tous sont de première urgence afin de garantir la sauvegarde des documents historiques des Archives nationales.
Le premier de ces chantiers, celui du siège, plateau du Saint-Esprit, pourrait commencer dès janvier 2014. Il s’agira de mettre aux normes techniques et de sécurité tout le bâtiment, qui remonte au milieu du XIXe siècle. Au fait, il était prévu que les Archives soient déjà parties à l’heure d’aujourd’hui, ayant emménagé, imaginait-on il y a dix ans, à Belval dans le beau bâtiment conçu par Paul Bretz, qui avait gagné un concours d’architecture lancé par le Fonds Belval à l’époque. Coût de l’entreprise : quelque 85 millions d’euros. Le projet de loi avait été déposé à la vitesse grand V, le Conseil d’État avait même suivi très rapidement avec son avis. Puis plus rien. En 2006, le projet est annulé, l’architecte reçoit une nouvelle mission : construire moins cher, en plusieurs phases consécutives à adapter aux besoins du moment. En 2009, rebelote, après trois ans, ce projet est bloqué lui aussi, les travaux de conception ne devant être repris qu’après 2014, selon la décision du gouvernement de faire des économies dans les dépenses de l’État. Comme la Justice n’a pas encore annoncé de besoins urgents de place suite à son emménagement à la Cité judiciaire, les Archives nationales (ANL) peuvent donc encore y rester un peu – mais à quel prix ?
Pour refaire les isolations, l’électricité ou encore les systèmes de sécurité – des modernisations dont personne ne conteste le bien-fondé –, et pour le faire dans le plus grand respect du patrimoine sauvegardé aux Archives, les travaux se feront certes en étapes, mais en même temps dans tout le bâtiment. Il est prévu de compartimenter la longue bâtisse par des murs de séparation provisoires, murs qui traverseront tous les étages à la verticale – donc aussi les salles de stockage. Pendant le temps des travaux, les documents seront protégés par des tissus hermétiques, et par conséquent inaccessibles ; les salles de lectures en seront également affectées. Donc la solution retenue est de fermer purement et simplement. « Nous partons d’une estimation d’une durée de six mois pour ces travaux, explique la directrice. Mais nous essayons de réduire la fermeture au maximum, à trois ou quatre mois tout au plus. »
Droit ou obligation ? La rumeur de la fermeture des Archives nationales a vite fait le tour parmi les historiens, surtout les chercheurs et doctorants : mais comment faire si on a une recherche spécifique à mener, un travail à rendre dans les délais, alors que les Archives sont tout simplement inaccessibles ? « J’ai été chargé par les collègues du Laboratoire d’Histoire d’attirer votre attention sur les conséquences le cas échéant gravissimes d’une telle mesure pour les chercheurs, les doctorants et autres étudiants de l’université, » écrit le docteur Michel Pauly de l’Université du Luxembourg le 27 mars dernier à Josée Kirps. « Pour certains une fermeture de plusieurs semaines peut constituer une mise au chômage pure et simple. » Et, plus loin : « Je me demande d’ailleurs si une administration de l’État a le droit de fermer ses services au public au-delà des jours fériés officiels. »
Michel Pauly rappelle aussi un des dossiers historiques les plus sensibles ces derniers mois, déterré par Serge Hoffmann et Denis Scuto des fonds d’archives : le rôle de la Commission administrative durant la Deuxième Guerre Mondiale. Le 24 avril 2013, le ministère d’État a signé une convention avec l’Université du Luxembourg, chargeant cette dernière, et plus particulièrement l’historien Vincent Artuso, d’une recherche approfondie sur cette Commission, notamment sa politique à l’endroit de la population juive. Lui et le comité scientifique qui l’accompagne ont un an, jusqu’au 31 mai 2014 très exactement, pour remettre un rapport complet au ministère d’État. Comment feront-ils si les principaux fonds, ceux des Archives nationales, sont fermés durant quatre mois, soit un tiers du temps qui leur est imparti ?
Alors certes, des solutions existent : l’Université pourrait communiquer les recherches prévues avant le chantier et les fonds nécessaires pour les réaliser à l’ANL, qui pourrait alors mettre ces archives à disposition des chercheurs à un autre endroit. La question est alors simplement : à quel endroit ?
Cirque ambulant Car si les conditions de stockage (cinq kilomètres d’étagères) dans les locaux du bâtiment central sont les meilleures – une bonne hygrométrie et une température assez stable y sont par exemple garantis par la seule qualité des vieux murs épais –, il en va tout autrement dans ceux du parking souterrain du Saint-Esprit. Les Archives y louent depuis des années une partie des étages -4 et -5 (entre dix et douze kilomètres d’étagères). Or, le poids des archives accumulées pendant ces années (plus celui de la Cité judiciaire construite sur le plateau depuis lors) a provoqué de très sérieux problèmes statiques au niveau -5. À tel point que près de 200 piliers en métal ont dû y être apposés afin de stabiliser ce stockage. Or, c’est une catastrophe pour la sécurité : les pompiers ont déjà fait savoir qu’ils refusaient de descendre dans ce dédale dangereux en cas d’incendie. Qui, de toute façon, déclencherait les sprinkler, pouvant causer un dégât des eaux tout aussi dévastateur pour les documents stockés, avaient déjà remarqué les députés de la commission parlementaire de la Culture, qui s’y étaient rendus en visite en avril 2011.
Donc, là aussi, il faut trouver une solution d’urgence, là encore provisoire, pour délester les dalles du parking : enlever vingt pour cent du stock actuel, et donc de son poids – mais pour le transférer vers où ?
Résiliation de bail Le troisième stockage important actuellement, le plus vaste (22 kilomètres), se trouve dans le quartier de la gare, en face de la Gare centrale, dans un bâtiment de la Poste. Or, ce bâtiment sera détruit, le bail des Archives a déjà été résilié ; elles devront le quitter au début de l’année 2014 également. « Les préparations battent déjà leur plein, » affirme Josée Kirps, les inventaires sont mis à jour, les documents munis de codes barres et autres références qui permettront de les retrouver rapidement. Là aussi, elle compte six bons mois pour le déménagement. Six mois qui affecteront cette fois d’avantage directement les administrations qui fournissent ces documents, notamment la Justice, qui, faute de place, dépose souvent ses dossiers après quatre ou cinq ans seulement – et a alors régulièrement besoin de revenir les chercher au cours d’une affaire. Comment pourraient-ils rester accessibles ? Un autre casse-tête qui attend l’équipe réduite de quelque 25 agents autour de Josée Kirps (contre 72 à la Bibliothèque nationale).
La ruée vers l’Ouest Pour les Archives nationales, l’espoir d’une solution provisoire se situe à Bertrange, zone industrielle de Bourmicht (c’est celle de Hornbach et compagnie). L’administration y loue déjà, depuis 2012, quatre petites caves de stockage dans des immeubles de bureaux (600 mètres carrés en tout). En 2014, elles pourront emménager (provisoirement) dans des locaux flambants neufs construits par l’Administration des bâtiments publics (ABP), à côté de ses nouveaux ateliers. Les planifications budgétaires pluriannuelles du Fonds d’investissements publics administratifs prévoient sept millions d’euros, le chantier a commencé et devrait être achevé d’ici la fin de l’année. Mais là encore, il ne s’agit vraiment que de provisoire, l’ABP étant demanderesse d’investir elle-même les locaux à assez court terme.
De provisoire en provisoire, ce rapiéçage de mesurettes d’urgence semblait longtemps calmer les esprits – et enlever la pression pour que soit enfin cherchée une vraie solution durable et digne d’un État moderne pour le stockage de ses documents historiques. Pourtant, les affaires politico-judiciaires du moment, que ce soit celle des dysfonctionnements au sein du Service de renseignement de l’État ou celle du procès Bommeleeër et de l’entrave à la justice démontrent au plus réticent l’importance de l’archivage méticuleux de documents originaux. Or, avec leurs 2 600 lecteurs inscrits, les Archives n’ont pas de vrai lobby, encore moins de soutien que la Bibliothèque nationale, il n’y a guère de pression de la part des usagers qui y passent des jours et des jours à dépouiller pile après pile, à la recherche de la preuve irréfutable d’une thèse. « Pour faire une vraie recherche, il ne suffit pas de taper un mot-clé comme sur Google, il faut vraiment se plonger dans les archives, » souligne Josée Kirps.
Qui a, en parallèle au casse-tête logistique de ces multiples déménagements et aménagements, intensément travaillé sur la rédaction d’un projet de loi sur l’archivage. « En ce moment, il n’existe rien dans ce domaine, » soupire-t-elle, seulement un bref paragraphe de définition des missions de l’ANL dans la loi de 2004 sur les instituts culturels de l’État et un règlement grand-ducal fixant les délais auxquels les différents fonds deviennent accessibles pour consultation. Ce texte, qui devrait être discuté en conseil de gouvernement puis déposé dans les prochains mois, imposera enfin une obligation de dépôt aux différentes administrations, avec aussi des délais maxima et minima pour ce faire. Et les Archives, comme la BNL, continuent la numérisation de leurs stocks ainsi que l’archivage électronique des documents générés électroniquement.
Agenda politique ? « Il faut remettre les ANL sur l’agenda politique, » écrivait le député socialiste Ben Fayot dans ce journal en février 2011 déjà, persuadé qu’il est de l’importance des archives « indispensables comme fondements d’une société moderne, ouverte sur l’avenir comme sur son passé. » Il est vrai que, contrairement au grand public, les députés s’intéressent régulièrement au sort des ANL : Anne Brasseur (DP) et Claude Adam (Verts) interpellent le gouvernement à rythme régulier sur la question. En dernier, le groupe parlementaire libéral a demandé (le 2 avril de cette année) que soit organisée une heure d’actualité « au sujet de la situation au sein des Archives nationales », où serait notamment expliqué si les problèmes constatés lors de leur visite au printemps 2011 ont été résolus.
Dix jours plus tard, le député socialiste Roger Negri a posé une question écrite aux ministres du Développement durable et des Infrastructures, Claude Wiseler (CSV), et de la Culture, Octavie Modert (CSV) respectivement, question dans laquelle il évoque la situation actuelle et les conséquences d’une fermeture, veut connaître les détails des travaux et demande, en dernier lieu : « Ne serait-il pas plus opportun de reprendre l’idée de la construction d’un nouveau bâtiment fonctionnel adapté aux besoins des Archives nationales au lieu d’investir des montants conséquents dans des mesures provisoires en sachant que les problèmes de place vont s’aggraver d’avantage dans le futur ? » De l’autre côté : silence radio. Depuis le 12 mai, le délai de réponse est dépassé.