Les critères d’exclusions ont longtemps été les seuls à être mis en pratique dans les stratégies l’investissement socialement responsable (ISR). Les premières expériences pratiques datent de près d’un siècle : à l’époque, les communautés quakers nord-américaines entendaient éliminer les « sin stocks » de leur portefeuille d’investissement (actions d’entreprises liées à la production d’alcool et à l’industrie du jeu). Encore aujourd’hui, les critères d’exclusions restent très populaires car très simples à appliquer par rapport aux critères positifs ou d’inclusion : il est en effet beaucoup plus facile d’éliminer un actif de son portefeuille sur la finalité ou le lieu de sa production que d’en ajouter sur des critères positifs comme la responsabilité sociale ou environnementale autrement plus complexes à évaluer. Ces critères d’exclusion connaissent une nouvelle jeunesse notamment à travers la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanction) visant par exemple à infléchir le gouvernement israélien dans sa politique dans les territoires occupés.
Mais c’est surtout dans le domaine écologique que l’association 350.org, une coordination internationale d’ONG, a fait évoluer les choses avec l’organisation du Divestment Day, qui a depuis 2008 pour objet d’inciter les décideurs (privés comme publics, individus comme institutionnels) à délaisser leurs investissements dans les énergies fossiles. Le Divestment Day a d’abord touché le cercle des universités américaines. En mai 2014, après un long travail de lobbying, l’administration de Stanford accepte finalement d’arrêter d’investir dans le charbon, suivie par l’université de Concordia, à Montréal. En tout, ce sont quelque 650 personnes et 180 institutions qui ont détourné leurs investissements de l’industrie des combustibles fossiles. S’il est vrai que les montants cumulés des investissements des universités sont bien modestes comparés à ceux de n’importe quel fonds de pension moyen, l’exemple qu’elles donnent est primordial. Des acteurs majeurs ont également suivi le mouvement : le premier fonds souverain du monde, le fond de pension du gouvernement norvégien (principalement alimenté par les recettes issues de la vente du pétrole norvégien) pesant près de 900 milliards de dollars a décidé en juin dernier d’éliminer progressivement tous ses actifs dont au moins trente pour cent des chiffres d’affaire sont liés à l’industrie du charbon. La menace n’est plus seulement symbolique pour l’industrie extractive des énergies fossiles : Total a ainsi décidé d’abandonner ses activités dans le charbon.
Si la campagne pour le désinvestissement connaît une vraie dynamique, son ampleur n’en demeure pas moins limitée. Les secteurs du pétrole, du gaz et du charbon pèsent en Bourse plus de 5 000 milliards de dollars à travers le monde. Les grands fonds institutionnels n’ont pour l’instant pas suivi. Comme l’affirme Bill Mc Kibben, un des animateurs de 350.org : « Le but n’est pas de pousser ces industries à la banqueroute ; nous n’y arriverons certainement pas avec le désinvestissement. Mais nous pouvons les pousser à la banqueroute politique, faire que leur poids s’amenuise dans le rapport de force politique. » Le désinvestissement est donc une arme de plus pour les partisans d’une transition énergétique, particulièrement efficace contre les compagnies extractrices actives dans les technologies couteuses et controversées (gaz et huile de schiste, sables bitumineux), compagnies qui ont déjà de graves difficultés dans un marché largement déprimé par des prix bas.
Les 5 000 milliards de dollars précités sont à mettre dans la balance avec les 4 200 milliards de dollars (soit l’équivalent du PIB du Japon) de pertes potentiellement occasionnées à l’économie mondiale par les effets du changement climatique d’ici la fin du siècle selon l’étude du think tank The Economist Intelligence Unit. Ce rapport précise que cette somme serait l’estimation la plus basse pariant sur une augmentation globale de deux degrés de la température globale, l’estimation haute – tablant sur une élévation de six degrés – atteignant les… 57 000 milliards de dollars (soit plus que le PIB mondial de 2013 estimé à 53 000 milliards de dollars). Ce rapport a été lu attentivement par le monde de l’assurance qui est probablement le secteur s’activité qui, jusqu’à présent, a pris la question des risques climatiques le plus au sérieux : ainsi le géant de l’assurance Aviva a déclaré qu’il allait investir 4,2 milliards d’euros dans des infrastructures à faible émission de CO2 d'ici 2020.
Les défis imposés par ce changement ne peuvent donc se contenter d’un changement de cap issu uniquement de l’investissement du secteur privé : « Nous ne prendrions pas un avion en sachant qu’il y a cinq pour cent de chances qu’il s’écrase », a alerté Nick Robins, co-directeur de la Commission d'enquête sur la conception d'un système financier durable au sein du PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement). « Pourtant, nous sommes en train de traiter la question du réchauffement climatique, qui représente le même niveau de risque, de manière désinvolte et complaisante. »
L’Organisation internationale du travail (OIT) avait sorti une étude en 2012 intitulée « Vers le développement durable : travail décent et intégration sociale dans une économie verte ». L’OIT y estimait que la transition vers l’économie verte pourrait générer jusqu’à soixante millions d’emplois dans le monde. Ces travaux ont le grand avantage de mettre l’accent à la fois sur la finalité écologique des emplois et sur l’exigence de travail décent. Au Royaume-Uni, le syndicat Public and Commercial Services (PCS) a sorti une étude l’année dernière qui encourageait à la création d’un million d’emplois durables (au sens économique comme écologique du terme) dans les transports, les bâtiments, l’agriculture, l’éducation et l’industrie). Ces emplois permettraient une baisse de 86 pour cent d’émission des gaz à effet de serre sur vingt ans. Ils « coûteraient » à l’État britannique 84 milliards d’euros, sachant que celui-ci récupérerait deux tiers de cette somme sous forme de taxes et d’économies sur l’énergie, et d’assurance chômage. Comme le dit Clara Paillard, une des promotrices du rapport « On a sauvé les banques, on a fait des guerres, et ça nous a coûté bien plus cher que ça ! »
D’autres études en France et ailleurs arrivent aux mêmes conclusions : nous pouvons sortir par le haut de la crise climatique, énergétique et économique avec une vision politique et des investissements à long terme, abandonnant de fait les fausses solutions comme le « capitalisme vert » promues par le secteur privé. Le montant des investissements et la durée de ceux-ci élimine de fait les acteurs privés aussi puissants soient-ils : d’abord parce ceux-ci n’ont pas les moyens de soutenir de tels investissements sur la durée, ensuite et surtout par que ces investissements sont en contradiction totale avec la recherche de profits à court terme imposée par leurs actionnaires.
On pourrait penser comme l’économiste Jean Gadrey que « le projet est économiquement réaliste, mais politiquement hors de portée. » L’essayiste Naomi Klein est plus optimiste car elle prédit dans son dernier ouvrage Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique (Actes Sud, 2015) une pression populaire de plus en plus forte sur les élus pour imposer une telle politique. Le pape François tient quasiment le même discours dans sa dernière encyclique qui défend la double justice climatique et sociale : espérons qu’ils soient entendus à temps et que nous n’ayons pas besoin de passer par un troisième conflit mondial pour changer de cap.