La 72e édition du Festival de Cannes s’est ouverte ce mardi avec le nouveau film de Jim Jarmusch, qui change de vitesse en substituant les vampires suceurs de sang d’Only Lovers left alive (2014), aux zombies carnivores de The dead don’t die. Porté, comme à son habitude, par un casting de renom, dont les rôles principaux reviennent cette fois-ci à Bill Murray, Adam Driver et Tilda Swinton, mais aussi à ses amis musiciens, comme Iggy Pop, RZA ou Tom Waits. Ce film de revenants, dont l’affiche dépeint une main surgissant de terre, est un hommage à l’œuvre de Georges Romero, duquel on pourrait citer Dawn of the dead et dans lequel une épidémie de zombies repousse un reporter de la circulation et une cadre supérieure de la télévision dans un centre commercial isolé, le cerveau du capitalisme.
Mais ce seront sûrement d’autres œuvres, qui aborderont le genre de manière plus secrète, qui pourront répondre avec succès à la ligne éditoriale annuelle, définie par le délégué général du festival de Cannes comme étant à la fois romantique et politique. Présidé par le réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu, auquel on doit des puzzles temporels comme Amores perros ou 21 Grams, et que l’on a vu séduire la ville des anges plus récemment avec The Revenant, le jury est composé cette année par l’actrice américaine Elle Fanning. Elle a incarné récemment dans la co-production luxembourgeoise Mary Shelley le rôle de l’auteure éponyme qui s’émancipe de son mari et poète Percy Shelley grâce à son roman Frankenstein. Fanning sera accompagnée de Maimouna N’Diaye, une actrice et réalisatrice franco-guinéenne qui a tourné sous l’égide de Sékou Traoré et d’Otar Iosseliani, tout comme de la réalisatrice américaine Kelly Reichardt, dont le thriller écologique Night moves était une réflexion réussie sur l’activisme. Retraçant les luttes contre le sida du groupe militant Act Up à Paris, le réalisateur français Robin Campillo renforce cette veine d’un engagement politique citoyen dans le jury. L’affinité pour le réalisme poétique de la cinéaste italienne Alice Rohrwacher ira de pair avec le goût pour l’absurdité claustrophobe de Yórgos Lánthimos, un réalisateur issu du berceau de notre civilisation européenne. Né en République fédérative socialiste de Yougoslavie et entretemps naturalisé français, l’esprit peuplé de robots humanoïdes d’Enki Bilal aborde les thèmes du temps et de la mémoire qui sont rehaussés chez le réalisateur nomade polonais Paweł Pawlikowski d’une dimension religieuse qui interroge notre mortalité.
Ce jury a de multiples cordes à son arc pour distinguer des 19 œuvres retenues celles qui auront marqué durablement leur conscience collective. Le devoir de la culture, en tant que contre-pouvoir aux gouvernants de notre monde, qui, par une curieuse amnésie, tendent à vouloir à nouveau succomber à la tentation charnelle de s’emparer des armes plutôt que des mots, ne devrait pas être pris à la légère aujourd’hui. Un gros plan sur deux films de ce cru cannois permettra de comprendre le spectre des extrêmes parmi lequel ce jury devra faire ses choix.
A hidden life, la nouvelle proposition du cinéaste Terrence Malick se focalise sur la vie de l’objecteur de conscience Franz Jägerstätter, un antimilitariste autrichien qui était le seul à s’opposer dans son village natal à Sankt-Radegund à l’Anschluss d’Hitler en 1938, bien que déjà père de trois filles. Décapité à l’âge de 36 ans par les Nazis à la prison de Brandenbourg, Jägerstätter était reconnu martyr en 2007 par Benoît XVI, et béatifié par l’Église Catholique. L’activisme poussé à son point d’acmé combiné à l’esthétique hégélienne et heideggérienne du cinéaste et philosophe issu de l’État américain où la peine de mort est la plus élevée, est un mélange qui pourrait être une réponse adéquate aux temps qui courent.
Once upon a time…in Hollywood, le dixième opus de Quentin Tarantino semble être son antithèse. Adepte de la violence crue relayée sous forme d’un martini shaken, not stirred des deux genres fondateurs du septième art, à savoir le drame et la comédie, le réalisateur de Pulp fiction trouve en la star déclinante d’une série télévisée de western – et Cliff Booth, sa doublure de toujours –, un terrain fertile pour expérimenter une métaphore de l’industrie cinématographique, ainsi que du dialogue qu’elle entretient avec la société de son temps. Ancré en 1969 à Hollywood, le mouvement hippie est à son apogée et manifeste contre la guerre du Viêt Nam, toujours en cours. Au même moment, Dalton & Booth doivent se réinventer dans un Hollywood qu’ils ne reconnaissent plus. Le « Vieil Hollywood », synonyme d’un cinéma classique tourné majoritairement au sein des grands studios américains, et que Truffaut a combattu en France quatorze ans plus tôt sous la forme du cinéma de papa, le « Nouvel Hollywood », l’équivalent de la Nouvelle Vague aux États-Unis, pointe du nez. Porté par des cinéastes plutôt rebelles qui n’ont pas froid aux yeux, ils sortent avec leurs caméras dans la rue pour montrer la violence et la sexualité sans se laisser freiner par la censure politique du code Hays qui a dominé le cinéma américain jusqu’en 1966. Au même moment, les émeutes de Stonewall aboutissent à un mouvement de lutte pour la libération des personnes LGBT, et un fait divers, qu’on peut interpréter comme le synonyme d’une maladie d’époque, secoue la Mecque du cinéma occidental. Sharon Tate, épouse du cinéaste franco-polonais Roman Polanski et voisine de Rick Dalton, est sauvagement assassinée par les disciples du gourou Charles Manson.
Face à un monde magnétisé par une violence qui s’infiltre dans les individus de manière cyclique comme une maladie insidieuse, la tâche de ce jury sera avant tout de trouver l’œuvre qui brise ce cercle vicieux, pour réorienter la boussole vers une société et une politique humaine et responsable.