Dimanche dernier, dans l’émission Kloertext de RTL Tele Lëtzebuerg, Fred Keup et Lucien Welter discutaient durant une heure avec Alex Bodry et Claude Wiseler : de l’importance du luxembourgeois pour l’identité du pays, du danger de dérives identitaires et du repli sur soi, de la nécessité impérative d’éviter tout amalgame raciste... Or, alors que Bodry et Wiseler sont de vieux briscards de la politique, actuellement représentants des fractions socialistes et CSV au parlement, porteurs de la confiance de presque la moitié des électeurs au Luxembourg à eux deux, les deux premiers n’ont aucune légitimation électorale. Ils sont des représentants de cette nouvelle société civile, complètement atomisée, où des individus inconnus jusque-là peuvent devenir, en peu de temps et grâce aussi aux nouveaux médias, les porte-étendards d’une cause soutenue par un certain nombre de leurs pairs. Fred Keup fut sacré « monsieur 80 pour cent », héraut de l’opposition fervente d’une grande majorité des électeurs au droit de vote pour les étrangers lors du référendum de 2015 ; Lucien Welter est, lui, devenu en quelques jours un combattant pour la cause de la langue nationale en déposant une pétition électronique à la Chambre des députés, pétition qui a recueilli plus de 14 000 signatures. Là où les hommes politiques grimpent difficilement, et parfois même douloureusement, les échelons d’une légitimation intra-parti, passent leur temps libre à assister à des réunions internes, des congrès archi-structurés ou des manifestations électorales, les deux citoyens lambda se sont surinvestis d’une cause en créant un site internet ou en déposant une pétition électronique, même pas une association sans but lucratif avec comité et AG. Leur geste à eux leur aura pris dix minutes.
Et pourtant, ça marche : ils arrivent à attirer l’attention publique, surtout des médias, et à s’ériger en porte-paroles d’un sujet en apparence délaissé par les grandes structures professionnelles, que ce soient les partis, les institutions comme la Chambre de députés ou le gouvernement, les syndicats, voire les ONGs. Qui, elles aussi, semblent dépassées par l’ampleur du phénomène. En 2015, lorsque commença la grande vague migratoire en direction de l’Europe, ce furent souvent des bénévoles sortis de nulle part, notamment des étudiants, qui focalisèrent toute l’attention publique (grâce à RTL) avec leurs actions spontanées comme la collecte de vêtements. Les organisations professionnelles comme la Caritas, la Croix-Rouge ou même l’Asti ne purent que constater l’engouement, puis prendre le relais. Or, ce sont elles qui assurent un travail d’accueil et d’encadrement dans la durée.
Dans l’étude Constitulux que la chaire parlementaire de l’Université du Luxembourg réalise pour la Chambre des députés, à laquelle elle a présenté cette semaine les résultats préliminaires d’une consultation citoyenne réalisée cet été, cette défiance des citoyens vis-à-vis du système politique officiel est édifiante. La confiance dans les institutions chute sans discontinuer, les gens demandent plus d’instruments de participation politique et ont pris goût au référendum constitutionnel. Si le gouvernement DP/LSAP/Verts avait promis de grandes réformes de la participation citoyenne, notamment avec l’introduction de l’initiative citoyenne ou le recours plus régulier au référendum, la claque de 2015 semble l’avoir rendu très frileux. Constitulux doit entre autres aider la majorité parlementaire à mieux préparer le possible référendum sur la nouvelle constitution, qui pourrait avoir lieu d’ici la fin de la législature. Dans la société Facebook, où les internautes lynchent plus vite que leur ombre, un simple appel à manifester peut devenir en un rien de temps un mouvement de foule comme Nuit debout à Paris, qui a fait couler beaucoup d’encre d’intellectuels sur la nouvelle démocratie participative et la nécessité du système officiel de s’adapter à ces nouveaux modes de fonctionnement – mais qui a redisparu comme il était venu. Or, ces nouvelles formes très individualisées que prend la société civile perturbent durablement le jeu démocratique, les partis et les lobbies désormais tout aussi professionnalisés (comme l’Union des entreprises ou le Mouvement écologique) ne peuvent qu’essayer de récupérer des revendications isolées et ceux qui les soutiennent. Mais ils semblent incapables de canaliser ces énergies en amont, voire de retranscrire ces aspirations ponctuelles dans leurs discours. À l’heure où s’écrivent les programmes des partis pour les élections de 2017 et 2018, les téléphones de Fred Keup et de Lucien Welter risquent de sonner souvent.