Incitation à la haine raciale versus liberté d‘expression

Le poids des mots

d'Lëtzebuerger Land du 13.05.2010

Lundi s’ouvrira le procès contre Marguerite Biermann pour incitation à la haine raciale et pour injures contre la communauté juive. Dans une Carte blanche diffusée sur les ondes de RTL le 14 décembre 2009, la magistrate à la retraite avait tenté de secouer la communauté juive du Luxembourg pour qu’elle prenne position contre la politique d’occupation d’Israël des territoires palestiniens. Cependant, le choix de ses paroles fut d’une telle maladresse que l’effet en fut tout autre. Le débat que Marguerite Biermann avait voulu lancer sur le fond n’a fait qu’exaspérer ceux à qui ses propos étaient adressés. Le texte de la Carte blanche fut supprimé du site Internet de RTL, ce que l’auteure interpréta comme étant « la preuve de l’influence et du pouvoir des sionistes », ajoutant aussi de l’huile sur le feu. Alors que la direction de RTL s’était excusée pour la diffusion de l’émission – le media avait reçu un blâme de la part du Conseil national des programmes – le Tageblatt reprit le flambeau et publia en intégralité le texte le 7 janvier 2010. Le lendemain, dans ces mêmes colonnes, le député socialiste Ben Fayot se montrait scandalisé et trouva inacceptable le fait de revisiter et remettre au goût du jour les « mythes anciens et dangereux ».

Le Consistoire israélite réagit le 19 janvier par une lettre ouverte, qualifiant la publication du texte incriminé de « faute professionnelle grave », car « cette carte dite blanche est en réalité coloriée de la stigmatisation de l’étoile jaune, du côté pile et du brun nauséabond de la boue idéologique déversée par son auteur, du côté face ». Cependant, le Consistoire n’a pas résisté à la tentation de riposter avec les mêmes armes en situant Marguerite Biermann dans la lignée de « Johannes von Leers, collaborateur du nazi Alfred Rosenberg, qui affirmait que ‘si la nature héréditairement criminelle du judaïsme peut être démontrée, alors (…) chaque peuple est justifié d’exterminer ces criminels héréditaires’ ». Sur le fond, le président précise qu’en tant qu’organe officiel de représentation du culte israélite, le Consistoire « n’a pas vocation à intervenir dans le conflit au Moyen-Orient. Il a toujours tenu à ne pas s’exprimer publiquement sur un sujet politique et maintiendra cette ligne de conduite ».

Les tentatives de s’expliquer de l’ancienne magistrate n’ont fait qu’enfoncer le clou. Même les jeunes militants de la cause palestinienne condamnèrent ses propos « que ce soit intentionnellement ou par inconscience, Madame Biermann rend un bien mauvais service aux Palestiniens », écrivirent-ils dans un communiqué.

Le 25 février 2010, le consistoire israélite introduisit une plainte pour antisémitisme auprès du Parquet de Luxembourg. Ce fut le résultat d’une délibération unanime des membres du Consistoire qui « ne saurait accepter cette stigmatisation collective répétée ». D’abord, Marguerite Biermann aurait confondu Juifs et sionistes et aurait fait des Juifs « des complices pour leur soutien à ces ‘criminels’, en utilisant un style digne du national-socialisme allemand ». Ensuite, elle aurait utilisé le thème du lobby juif, « thème cher à tous les adeptes des Protocoles des Sages de Sion, ce célèbre faux tsariste charriant les images du complot juif visant la domination du monde ». Troisième reproche, le cliché de l’argent des Juifs : « cette fois-ci, ils font partie de la bourgeoisie. On retrouve l’antisémitisme économique de certains milieux d’avant-guerre ». Finalement, « la culpabilisation des nations par les Juifs en tant que victimes de la Shoah : ainsi les Juifs (ne) sont respectés (que) comme descendants des victimes ».

Le procureur d’État Robert Biever tenta ensuite une médiation entre les parties. Le Consistoire aurait été d’accord si Marguerite Biermann avait présenté des excuses publiques au Consistoire et à la communauté juive. Celle-ci refusa, ne voyant pas pourquoi elle devait présenter des excuses pour le simple fait qu’elle avait exposé ses idées en toute liberté.

Lundi, le tribunal devra estimer si ses propos ont incité à la haine ou si l’ancienne juge n’a fait que manifester son opinion en utilisant son droit à la liberté d’expression. Un défi pour le tribunal, car le Luxembourg ne dispose pas encore de jurisprudence en la matière. Soit ils décideront que, pour pouvoir retenir l’incitation à la haine, son auteur doit en avoir eu l’intention, la volonté de provoquer cette haine auprès du public pour l’inciter à perpétrer un acte de haine, de discrimination raciale ou xénophobe. Ce qui sera difficile à prouver. Ou bien, ils retiendront que l’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à un acte de violence ni à un autre acte délictueux et feront pencher la balance en défaveur de la liberté d’expression.

Dans l’intervalle, le collectif J Call (european jewish call for reason) a lancé son Appel à la raison, le 3 mai au Parlement européen. L’objectif de ce groupe de personnalités juives est « de faire entendre une voix juive solidaire de l’État d’Israël et critique quant aux choix actuels de son gouvernement ». D’ores et déjà, des opposants se sont manifestés, ajoutant à la virulence des discours. Mais le débat gagne certainement en qualité, ne serait-ce que par sa dimension européenne.

anne heniqui
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