Le 15 novembre 1963, Robert Morris allait voir un notaire à New York pour faire une déclaration, intitulée « Statement of esthetic withdrawal » : « The undersigned, ROBERT MORRIS, being the maker of the metal construction entitled LITANIES, described in the annexed Exhibit A, hereby withdraws from said construction all esthetic quality and content and declares that from the date hereof said construction has no such quality and content ». Ce genre de grand geste, comme une « déclaration de l’annulation de l’esthétique » valurent à l’artiste américain proche de John Cage, de La Monte Young ou de Fluxus, la reconnaissance du monde de l’art européen – mais déconcerta ses compatriotes. « Whether to view Mr. Morris as a clever, opportunistic imitator of himself and others or as a continually interesting aesthetic and philosophical adventurer remains subject to debate », écrivit le critique du New York Times à l’occasion d’une exposition de Morris chez Sonnabend à New York en 2001 encore. Morris est mort en 2018, à l’âge de 87 ans ; le Mudam consacre actuellement une majestueuse exposition aux œuvres de ses débuts, des années 1960 et 1970, The perceiving body. Qui sont magnifiées, il faut le souligner, par la lumière et la générosité des espaces conçus par l’architecte IM Pei, dans une rigueur formelle proche de celle de Morris.
L’exposition, une initiative du Mudam, qui la coproduit avec le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne (où Bernard Ceysson fut jadis directeur), se concentre sur les premières années du travail de Morris, lorsque, contemporain de Carl André, Donald Judd ou Dan Flavin, il est dans le purisme des formes et le minimalisme des matériaux. Ses Large-form objects, installés dans une des galeries du premier étage, sont d’une simplicité confondante – un cadre, un cercle, de la lumière –, mais fonctionnent grâce à leurs dimensions et la rigueur de leur exécution. Pareil pour Untitled / (Mirrored Cubes) de 1965/1971, une sculpture faite de quatre cubes en miroirs, dans lesquels on se perd en voulant fixer une perspective. Les trois sculptures en L installées dans l’autre galerie de l’étage, Untitled (3Ls), 1965/1970, semblent juste entreposées – et peuvent l’être de la manière jugée la plus appropriée, selon l’espace d’exposition. Elles touchent par leurs dimensions en apparence disproportionnées (un peu comme les grandes lettres-sculptures du duo local Wennig & Daubach). Ses sculptures en feutre, Felts, sont accrochées au mur, toutes molles et incontrôlables – Morris y voyait une métaphore de l’existence humaine (en Europe, pendant ce temps-là, Beuys inventera toute une mythologie personnelle autour du même matériau). Grâce à la collaboration avec le curateur et critique d’art indépendant Jeffrey Weiss, auteur notamment d’un livre sur Morris, le Mudam a pu avoir des prêts majeurs du Guggenheim à New York, de l’Art Institute of Chicago ou de la Tate Modern.
Davantage que la forme, le matériau ou l’histoire de l’art, le véritable thème de Robert Morris pourtant est la perception du corps dans l’espace – The perceiving body, comme le dit si justement le titre de l’exposition. Ayant épousé la danseuse et chorégraphe Simone Forti, il découvre ce monde dès les années 1950/60 et travaille de manière interdisciplinaire avec des compositeurs et interprètes comme notamment John Cage. Qui lui a inspiré cette superbe installation Untitled (Scatter Piece), 1968-69/2009, que l’on retrouve aussi à l’étage : 200 éléments en différents métaux et en feutre sont dispersés de manière aléatoire dans l’espace, selon la loi du hasard, comme une œuvre de Cage. Ici, l’installation a été réalisée avec des enfants, dans le cadre d’un workshop. On la visite comme le théâtre d’un accident ou d’une explosion, où des débris seraient restés éparpillés dans l’espace. Du premier étage, de la loge grand-ducale (pensée comme telle par Pei en haut des escaliers), on prend beaucoup de plaisir à observer les visiteurs qui entrent au musée et sont émerveillés dans l’installation du grand hall : Untitled (Portland Mirrors), 1977, réussit à abolir les repères du spectateur avec quatre poutres et de grands miroirs. Selon sa propre position, on y perd son orientation. Et ses certitudes.