Un débat politico-économique de campagne sur la compétitivité et un match dans le match entre Luc Frieden (CSV) et Franz Fayot (LSAP)

« Hashtag Mëllechkou »

Franz Fayot attendu par les journalistes de RTL
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 19.05.2023

Sale journée pour Franz Fayot lundi. Le ministre (socialiste) de l’Économie s’est réveillé avec la parution d’un article sur
Reporter.lu détaillant ses frais de voyages officiels et son appétence pour les bonnes bouteilles. La nuit avait été courte. La veille, le dernier leg de son retour de Californie s’est posé à Bruxelles, son vol ayant été dérouté à cause de l’incident impliquant un Boeing de Cargolux (un train d’atterrissage bloqué puis envolé) et de la fermeture consécutive de la piste. La journée s’est terminée en costume-cravate dans la chaleur des projecteurs de la Chambre de commerce et sous le feu des attaques de son rival Luc Frieden sur son bilan politique. « Je regrette profondément que le gouvernement sortant n’ait pas réussi à attirer une seule grande entreprise industrielle au cours des dernières années », a asséné le Spëtzekandidat CSV lors de la table ronde dressée par l’organisation patronale sur le thème de la compétitivité. Le ministre de l’Économie a rappelé les investissements consentis par les multinationales (déjà installées) Goodyear, Cosmolux ou ArcelorMittal depuis son arrivée au Forum Royal début 2020 : « Je pensais que Luc Frieden savait cela dans sa capacité, assez récente, de président de la Chambre de commerce. » Les coups partent. Luc Frieden faisait son retour dans l’institution patronale dont il a occupé la tête entre avril 2019 et février dernier, et depuis laquelle il a annoncé fin janvier qu’il brigue une investiture gouvernementale. Franz Fayot avait vertement accueilli la nouvelle sur Twitter en critiquant « le mélange des genres » et les positions exprimées par Luc Frieden sur la politique commerciale alors qu’il était lobbyiste-en-chef et éloigné personnellement de la politique. Le nouveau président de la Chambre de commerce, Fernand Ernster, s’est d’ailleurs trouvé gêné aux entournures car son organisation devenait de facto associée au parti chrétien social.

Mais lundi, c’est le candidat CSV qui s’est trouvé en porte-à-faux avec les propositions formulées par la Chambre de commerce. L’organisation propose de limiter le déclenchement du mécanisme d’indexation à une occurrence par an, mais aussi de le plafonner à partir de 1,5 fois le salaire médian (5 310 euros) et d’imposer une dégressivité à partir de quatre fois le salaire médian (14 140 euros). À l’instar de ceux qui ont pris la parole avant lui lundi soir, Luc Frieden a reconnu que l’indexation « contribuait à une certaine paix sociale ». Mais, il s’est prononcé en faveur de discussions avec les partenaires sociaux si, d’aventure, plus d’une tranche par an devait être déclenchée pour « décider des mesures en faveur des entreprises ». Avant cela, le ministre des Classes moyennes, Lex Delles (DP), celui de l’Économie et le député François Benoy (Déi Gréng) avaient témoigné un soutien inconditionnel au mécanisme d’indexation.

Le représentant du parti Déi Lénk, David Wagner, mal placé pour proposer des mesures en faveur de la compétitivité des entreprises en leur fief (« on vit dans un système que je ne veux pas », a expliqué le marxiste), s’est improvisé spin doctor : « C’est un suicide politique pour qui s’aventurerait dans cette histoire de limitation des tranches indiciaires ». « Des candidats à une suicide politique ? », a quand même demandé l’un des modérateurs en se tournant vers Frank Engel (Fokus), touché qu’on pense à lui « quand on cherche un suicidaire ». « Vous n’allez pas me retrouver sur le Pont Rouge ce soir», a-t-il rassuré. Mais le transfuge du CSV (accusé par ses anciens camarades d’avoir magouillé avant d’être acquitté par le tribunal correctionnel) relève qu’il n’est « pas normal qu’une tranche indiciaire vaille une pizza pour l’un et une croisière pour l’autre ». Soulignant l’accroissement des inégalités et le creusement du déficit public (accéléré par les compensations des indexations), Frank Engel et son parti préconisent d’accorder les 2,5 pour cent d’indexation à ceux qui gagnent moins de 110 000 euros par an. « Ce n’est pas rien. Il y a encore des gens qui travaillent à la fonction publique à ce prix-là », plaisante-t-il devant un auditoire largement composé de chefs d’entreprises.

La Chambre de commerce s’inquiète. « La richesse doit être créée avant d’être répartie », a assuré son président Fernand Ernster en introduction. Le directeur Carlo Thelen a embrayé : « Le whatever it takes appliqué en Europe, et au Luxembourg à travers les Tripartites, n’est guère soutenable à long terme. » Pour relativiser les derniers vestiges de la prospérité que sont le AAA et l’un des plus hauts PIB par habitant au monde, le fonctionnaire patronal a multiplié les projections de graphiques. La confiance est en berne. Idem pour la rentabilité : les sociétés non-financières luxembourgeoises sont les moins rentables de l’Union européenne, lit-on sur sur un tableau. On croit connaître la raison. La courbe orange du coût horaire moyen au Luxembourg dépasse la bleue de la Belgique : « Le coût du travail pèse très lourdement sur la compétitivité-coût du Luxembourg (…) et ce désavantage compétitif s’aggrave », relève-t-on dans le livret. Le Powerpoint de Carlo Thelen affiche ensuite une productivité luxembourgeoise stagnant depuis les années 2000 alors que celle de l’UE grimpe de 25 pour cent. Dernier tableau (noir) : les dépenses luxembourgeoises en recherche et développement sont bien moins élevées que celles de tous les pays voisins. « Un pour cent du PIB, loin de la moyenne européenne à 2,3 pour cent », a souligné le directeur de la Chambre de commerce. Puis la devise (officieuse) du Grand-Duché, « la directive, rien que la directive », n’est plus systématiquement respectée, « hashtag Mëllechkou », sourit Carlo Thelen en référence aux menaces pesant prétendument sur le secteur financier luxembourgeois.

Franz Fayot reprend les propos de Frank Engel pour signifier que les riches sont aussi touchés par la hausse des prix : « Le coût d’une Lamborghini augmente aussi à cause de l’inflation ». Mais le ministre s’étonne surtout de la morosité dans la salle et voit au Luxembourg des « atouts importants ». « Peut-être que je me balade un peu trop dans des pays sous-développés », relève celui qui est aussi ministre de la Coopération et qui est épinglé cette semaine par Reporter pour avoir bu avec ses collaborateurs pour 143 euros de « chardonnay et de cabernet sauvignon » sous les palmiers d’un restaurant d’Amman après avoir visité des camps de réfugiés. Le ministre socialiste estime en outre que l’indexation est une « force » en comparaison aux troubles sociaux connus dans les pays voisins où l’on négocie aussi âprement plus de pouvoir d’achat. Les mesures gouvernementales pour juguler les prix énergétiques au Luxembourg l’ont également préservé, a estimé Franz Fayot.

« Il manque un tableau, Carlo », regrette l’ancien président de la Chambre de commerce. Celui des finances publiques. « Le gouvernement a dépensé énormément d’argent », a lancé Luc Frieden. La marge de manœuvre serait dorénavant réduite. Le candidat CSV fustige ainsi le Nohaltegkeetscheck présenté le mois dernier et propose un « check de compétitivité pour voir dans quelle mesure les décisions prises nuisent aux entreprises », avant de plaider pour une flexibilisation du droit du travail et une facilitation des démarches administratives pour les entreprises (comme Fernand Kartheiser de l’ADR). La fiscalité s’est ensuite presque spontanément frayée une place dans le débat. « On sait tous que les multinationales sont venues au Luxembourg pour des raisons fiscales », a assuré le CFO de Cargolux, Maxim Straus en guise de témoignage. « Or, ces entreprises créent des clusters d’activités autour d’elles » et génèrent de l’emploi et des richesses, a poursuivi le Luxembourgeois. Et d’interroger le panel sur ce qu’on peut faire maintenant « qu’on n’a plus de rulings et que l’OCDE arrive avec son taux minimum d’imposition ». « Des avocats français m’ont dit, ‘votre administration fiscale a perdu toute flexibilité après Luxleaks. La seule raison pour laquelle nous restons ici, c’est parce c’est encore pire ailleurs’ », a commenté Fernand Kartheiser à renfort d’anecdotes. Le combat Fayot-Frieden s’est poursuivi sur ce champ politique. Le ministre de l’Économie privilégie une approche par l’investissement dans l’infrastructure (comme le high performance computing) à la « race to the bottom » menée par l’Irlande en matière de taux nominaux. Le projet de « fiscalité à quinze pour cent (…) est un facteur égalisateur. Tout le monde sera logé à la même enseigne et je pense que c’est une excellente chose », a réagi le socialiste. Un taux d’imposition des sociétés très bas ne revêtirait qu’un intérêt marginal, selon Franz Fayot, pour attirer les capitaux étrangers (les multinationales paient de toute façon un taux effectif dérisoire du fait des exonérations et des niches). « Je suis tout à fait en désaccord. Je suis pour la compétitivité fiscale », s’est insurgé Luc Frieden. « Moins d’impôt signifie plus de consommation chez les personnes physiques et plus d’investissement pour les entreprises, donc moins d’impôt crée plus de croissance », a résumé l’ancien ministre des Finances. La croissance toujours. La goutte de vert injectée dans le raisonnement économique du Spëtzekandidat CSV se loge dans la volonté d’abolir la taxe d’abonnement sur les fonds ESG (environnement, sociétal et de gouvernance). « Ne tuons pas la place financière. Au contraire. En terme de durabilité, elle est très positive. Elle fournit trente pour cent du PIB », a poursuivi Luc Frieden en terrain conquis.

Ici, les Verts sont présentés par la maîtresse de cérémonie comme un épouvantail pour les investisseurs. « Dans un passé pas si lointain, des ministres de l’Économie allaient chercher des entreprises que les normes voulues par Déi Gréng repoussaient », a remarqué la responsable des relations publiques de la Chambre de commerce, Bérengère Beffort, citant comme exemples Fage, Knauf ou même Google. « Nous ne nous sommes pas opposé à Google », s’est étonné François Benoy. L’élu écolo rappelle cependant qu’il « faut trouver des entreprises qui fonctionnent avec un Luxembourg climatiquement neutre » tout en simplifiant les démarches administratives. « Le seul futur envisageable est un futur climatiquement neutre », a-t-il martelé. Frank Engel a pris un peu de recul. « Cela ne fait plus de sens de vouloir être l’unique pôle économique en Grande Région ». « Importer des matières premières, faire venir des frontaliers, exporter les marchandises, pour ne pas payer d’impôt au Luxembourg, le jeu n’en vaut plus la chandelle », a conclu le candidat Fokus, liant les problématiques de l’aménagement du territoire (au-delà des frontières) à une croissance qualitative et inclusive. À propos, dans une sorte de making off de l’organisation de l’événement, l’ancienne journaliste Bérengère Beffort, a expliqué avoir demandé aux partis d’envoyer « leurs meilleurs experts » pour cette table ronde, précisant qu’ils attendaient d’eux d’avoir « une appétence pour l’économie ». « Seuls des hommes ont levé la main. Où sont les femmes ? », a interrogé l’ancienne journaliste. Personne n’a répondu évidemment. Une explication toutefois sur l’absence de Yuriko Backes (DP), qu’on aurait pu espérer dans une confrontation face aux deux « poids lourds » économiques du CSV et du LSAP. La ministre des Finances se trouvait lundi soir avec ses pairs à Bruxelles pour l’Ecofin.

Pierre Sorlut
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