instants pour bloquer l’extradition aux États-Unis de
Frank Schneider, accusé d’avoir participé à l’escroquerie OneCoin. Le débat judiciaire prend une tournure politique

« Our son of a bitch »

d'Lëtzebuerger Land du 11.11.2022

Baskets Gucci blanches aux pieds et bracelet électronique noir à la cheville. Frank Schneider apparaît à l’écran dans le documentaire Die Kryptoqueen. Der große Onecoin Betrug, diffusé depuis le weekend dernier sur WDR et Arte. L’ancien directeur des opérations du Srel puis entrepreneur du renseignement économique avec Sandstone s’expose pour expliquer son implication dans ce qui est présenté comme l’une des plus importantes arnaques de l’Histoire. Entre cinq et quinze milliards d’euros ont été détournés en faisant croire à de petits investisseurs, pour beaucoup non bancarisés et en Afrique, qu’ils deviendraient riches en achetant des packs OneCoin. Dans le film, Frank Scheider est introduit par l’un des protagonistes, ancien cadre du groupe, comme le « bras droit » de Ruja Ignatova, la fondatrice bulgare de ce qui aujourd’hui apparaît comme une vente pyramidale basée sur une cryptomonnaie imaginaire : « Ruja m’a parlé de l’incontournable Frank Schneider dès mon premier entretien avec elle (en 2016, ndlr) », dit Duncan Arthur. La caméra zoome alors sur le domicile de l’ancien espion, un petit manoir de campagne en Meurthe-et-Moselle, à Joudreville précisément. On entre. Frank Schneider prépare une partie de snooker. Il raconte sa relation avec Ruja Ignatova, disparue depuis octobre 2017 : « J’ai travaillé directement avec elle. Nous avions un contact régulier. Il y a avait une certaine amitié. Comme souvent avec mes clients après un certain moment. Ils sentent qu’ils peuvent parler de tout », confie Frank Schneider. Au Land, l’intéressé avait expliqué avoir travaillé pour Ruja Ignatova « de mi-2015 à mi-2017 » (d’Land, 29.11.2019), pour un « audit de sécurité et de réputation ». Dans le reportage sur WDR et Arte, il est présenté comme le « chef de la sécurité » en 2016 et 2017. La justice américaine parle d’une coopération entre 2014 et 2019. L’Oncle Sam attend impatiemment qu’on lui renvoie l’ancien agent secret luxembourgeois. La Cour du district Sud de New York l’a inculpé le 24 septembre 2020 pour des faits qualifiés de « complot en vue de commettre une fraude électronique » et « complot en vue de commettre l’infraction de blanchiment d’argent ». La police française l’a interpellé en France le 29 avril 2021 alors qu’il amenait l’un de ses enfants à l’école au Luxembourg. Après sept mois de détention provisoire, il a été assigné à résidence. Depuis son arrestation, Frank Schneider multiplie les recours contre son extradition. La Cour de cassation française a rejeté le dernier pourvoi possible le 11 octobre dernier. La Première ministre française, Élisabeth Borne, doit signer le décret d’extradition.

L’affaire a pris une tournure politique en fin de semaine dernière. Jeudi soir, Frank Schneider a associé les rédactions nationales à sa requête auprès du Premier ministre. « Ech brauch Är Hëllef », comme père de trois enfants, comme époux, comme citoyen luxembourgeois, mais aussi comme « Ären fréieren Operatiounschef vun Ärem Geheimdéngscht », écrit-il à Xavier Bettel (DP) dans un message qu’il lui avait déjà envoyé le 21 octobre. « Ech war en Deel vun deem souveräänsten wat éisst Land huet an wat d’fundamental Intressen vum Land schützt », écrit l’ancien directeur des opération du Srel. Il cite des « sources » selon lesquelles l’intervention du Luxembourg « est attendue » et que les « intérêts nationaux fondamentaux seraient certainement pris en considération » si Xavier Bettel intervenait. « D’Madamm Borne ass absolut net un d’Resultat vun der procédure de justice a mengem Fall gebonnen ma am Géigendeel ass de franséischen Exekutiv souverän hei ze entscheeden an géif dat och maachen », écrit celui qui se trouve dans l’antichambre des geôles américaines. Frank Schneider risque entre vingt et quarante ans de prison aux États-Unis, une incarcération synonyme de perpétuité pour celui qui a 52 ans aujourd’hui. Sa défense lui coûterait entre six et huit millions de dollars, estime-t-il.

La missive a trouvé un écho auprès de l’ADR. Bien informés, Fred Keup et Fernand Kartheiser, avaient déjà demandé le 2 novembre au Premier ministre s’il souhaitait intervenir et s’il ne voyait pas un intérêt pour le pays à ne pas livrer un ancien collaborateur du Srel qui a « des informations confidentielles ». La réponse à la question parlementaire est tombée illico, le 3 novembre, une rapidité assez rare pour être soulignée : Le gouvernent luxembourgeois n’a pas la possibilité légale (« legal Méiglechkeet ») d’altérer le processus d’extradition d’un citoyen luxembourgeois qui ne se trouve pas sur le territoire luxembourgeois, écrit le ministère d’État. Seul le gouvernement français a « souveraineté » dans ce choix, écrivent les services de Xavier Bettel (une formule qui ne contredit pas la compréhension qu’ont Frank Schneider et son avocat de la marge de manœuvre de l’exécutif français). Le recours ultime en France consiste en une contestation du décret d’extradition devant le Conseil d’État. « D’Lëtzebuerger Regierung stellt dës Prozedur net a Fro a respektéiert de Franséische Rechtsstaat, a wäert deemno net intervenéieren », fait-on savoir à l’Hôtel Saint Maximim.

Le fraction CSV s’en émeut et demande, en urgence, la réunion d’une commission parlementaire jointe en présence du Premier ministre et de la ministre de la Justice, Sam Tanson (Déi Gréng). « He may be a son of a bitch, but he’s our son of a bitch », plaisante Jean-Lou Siweck (directeur général de Radio 100,7) sur Twitter en paraphrasant le président américain Franklin D. Roosevelt (au sujet du dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza). La commission parlementaire se réunit ce vendredi après-midi. Les parties prenantes ont déjà exprimé leurs positions par médias interposés. Laurent Mosar a, ces derniers mois, exposé son mécontentement quant au refus du procureur d’État de mener les poursuites. En mai 2021, les autorités françaises avaient informé le parquet qu’il avait dix jours pour demander le transfert de Frank Schneider s’il comptait le poursuivre au Grand-Duché. Le Luxembourg avait informé le lendemain de son désintérêt, sans même demander le « jeu complet du dossier » fait valoir la défense de Frank Schneider. Au Land (17.06.2021), Martine Solovieff avait expliqué qu’il n’était pas opportun « du point de vue d’une bonne administration de la justice, de scinder une telle affaire », notamment du fait de sa dimension internationale entre la Bulgarie, l’Allemagne, les États-Unis, les Émirats arabes unis, le Royaume-Uni… mais aussi le Luxembourg. Cet été Frank Schneider s’est auto-incriminé sur les ondes de Radio 100,7. Il aurait reçu des sous en provenance de sociétés directement liées à Ruja Ignatova, les fonds Fenero domiciliés dans les centres exotiques ou encore Phoenix, une entité de droit luxembourgeois. Sa société de renseignement, fondée à son départ du Srel et à travers laquelle il opérait, aurait ainsi touché autour de cinq millions d’euros de Onecoin. Donc de l’argent sale aurait transité via les canaux financiers luxembourgeois jusqu’à une banque publique, la Société nationale de crédit et d’investissement (SNCI).

Rembobinons. Au Wort en janvier 2018, Frank Schneider expliquait dans une prise de parole publique, rarissime à l’époque, que Sandstone se portait mieux financièrement. Après avoir cumulé trois millions de pertes depuis sa création en 2008, la société de renseignement économique basée boulevard prince Henri se remplumait en 2015 avec 720 000 euros de profit, comme on le lit dans des comptes déposés en février 2018. Jamais Sandstone n’avait été rentable avant cela. La société employant entre cinq et six personnes avait même été en situation de défaut. En 2016, la société de renseignement économique se renfloue encore avec 1,3 million d’euros de bénéfices. Les comptes 2016 ont été déposés en octobre 2018. Dans ceux publiés le 23 octobre 2020, on découvre une perte de 1,7 million d’euros, mais un chiffre d’affaires mirobolant de quatre millions tout rond en provenance de l’extérieur de l’UE (quasiment rien localement et en UE). Puis c’est la débandade à partir de 2018 en volume de chiffre d’affaires. Ruja Ignatova a disparu des radars en octobre 2017. (Évaporée ? Assassinée ? Le documentaire diffusé par Arte et WDR souligne la proximité de réseaux mafieux bulgares. La grande prêtresse de la cryptomonnaie aurait disparu par leur faute ou pour leur échapper.)

« Nous avons remboursé le prêt de la SNCI » (plus d’un million d’euros), informait Frank Schneider en janvier 2018 parlant également de l’ouverture d’un bureau au Roayume-Uni. Il rencontrait souvent Ruja Ignatova à Londres, capitale internationale du blanchiment, comme l’expliquait un témoin au procès du blanchisseur américain Mark Scott en novembre 2019 et en marge duquel le nom de l’ancien agent du Srel est apparu. D’aucuns soulignent ces derniers jours, à commencer par Laurent Mosar, que ces mouvements de fonds auraient dû alerter la justice luxembourgeoise. « Il n’y a pas de dossier de blanchiment ouvert au Parquet de Luxembourg en relation avec la firme Sandstone ou avec Frank Schneider », informe un porte-parole de l’administration judiciaire cette semaine. « Je ne comprends pas pourquoi la justice luxembourgeoise n’a pas réagi », peste le député CSV pour qui le Luxembourg doit protéger ses citoyens devant les juridictions qui n’appartiennent pas à l’UE. C’est une question de principe. « Nous sommes ici en parfaite harmonie avec les associations humanitaires : Nous nous opposons à ce qu’un ressortissant luxembourgeois soit extradé dans un système judiciaire moins favorable comme la Bolivie, la Turquie, les États-Unis ou la Chine, même si j’ai de la sympathie pour ce dernier pays », confie le député et avocat d’affaires au Land. (La fraction serait « 200 pour cent » derrière lui, dit Laurent Mosar au micro de 100,7.) « Ech drécken mech net virun der Justiz. Ech sichen d’Justiz, awer eng an engem ziviliséierten Land mat deenen Reschter déi och deenen schlëmmsten Verbriecher zoustinn. Amerika kann hier Reprochen géint mech iwwer d’Lëtzebuerger Justiz virbréngen. Dofir ginn et och Traitéen », détaille Frank Schneider dans sa requête au Premier ministre.

Pour la ministre Sam Tanson, interrogée mercredi sur les ondes de la radio socioculturelle, le chef de l’exécutif en France n’aurait guère de marge de manœuvre pour refuser l’extradition. « Il n’est pas correct, tel que cela a été exprimé par les autorités politiques à Luxembourg, que le Premier ministre français aurait une compétence liée et devrait suivre la décision prise par les autorités judiciaires en la matière », commente François Prum. L’extradition d’un citoyen aux États-Unis est « inquiétante alors que les garanties offertes en matière pénale aux justiciables n’y sont pas comparables à celles du Luxembourg et de ses pays voisins », poursuit l’ancien bâtonnier et avocat de Pitt Arens, brièvement directeur général de OneCoin en 2017 et pas (à date) mis en cause par la justice. L’extradition relève finalement en France de la compétence politique et le refus d’agir du gouvernement luxembourgeois répond aussi à des considérations politiques, juge François Prum.

Frank Schneider expliquait en outre dans cet entretien au Wort qu’il voulait tourner la page, qu’il tirait un trait sur les scandales politiques auxquels il était lié (et avait entraîné rien de moins que la chute du réputé inébranlable Premier Jean-Claude Juncker en 2013) et qu’il s’émancipait alors de son actionnaire historique, qui détenait presque presque la moitié du capital : GMH. General Mediterranean Holding représente les intérêts des hommes d’affaires d’origine irakienne Nadhmi Auchi et Nasir Abid, cités en 2001 comme récipiendaire de commissions occultes entre la France et l’Afrique. « II va y avoir du changement dans l’actionnariat. GMH va être beaucoup plus minoritaire », avait confié Frank Schneider au quotidien de Gasperich. Au board de la holding milliardaire ont figuré d’éminents membres du CSV, « un parti ami de GMH », selon le patron de Sandstone : l’ancien Premier ministre Jacques Santer (toujours là), Nic Mosar (décédé) puis son fils Laurent. Des éditorialistes et commentateurs sur Twitter ont ainsi prétendu au conflit d’intérêts. D’autant plus que des membres du CSV apparaissent dans la galaxie Sandstone. Lydie Lorang défend Frank Schneider au Luxembourg. Martine Schaeffer (sur la liste CSV à Luxembourg en 2017) est la notaire de Sandstone.

Le député et échevin s’ offusque de cette « cabale organisée ». Sur 100,7 mardi, il se dit « extrem opbruecht ». « Ech hunn absolut keng Geschäftsinteressen mam Här Schneider », poursuit celui qui a quitté le conseil d’administration de GMH en 2009. (Frank Schneider confirme lui-même ne pas avoir de relation d’affaires avec Laurent Mosar.) Le député CSV affirme également « qu’à aucun moment », le groupe d’Auchi et Abid n’avait eu des parts dans Sandstone. Mandaté par Frank Schneider, l’avocat Laurent Ries, abonde. GMH aurait seulement prêté de l’argent à la firme de renseignements (pour contrebalancer les fonds apportés par la SNCI, qui n’intervient pas seule en soutien d’une société), apporté des clients ou encore fourni des services de comptabilité. Contrairement à ce que Frank Schneider avançait (pour faire paraître Sandstone plus crédible, comprend Laurent Ries), GMH n’aurait pas détenu de part dans Sandstone. Interrogé sur la possibilité de consulter le registre des actionnaires pour percer le mystère des prête-noms opacifiant l’ancienne chaîne de détention de la firme, Laurent Ries renvoie vers Frank Schneider qui, lui, fait la sourde oreille. Concernant l’opportunité éventuellement offerte à Martine Schaeffer de déclarer des soupçons lorsqu’elle a certifié la mise en liquidation de Sandstone au mois de février, la présidente de la chambre des notaires explique qu’elle n’a à vérifier ni les transactions ni les comptes dans ce cadre. Ce déballage politico-judiciaire intervient en pleine visite des inspecteurs du groupe d’action financière à Luxembourg. Ils ont vu les représentants du barreau lundi. Ceux des notaires mardi. Les inspecteurs logent-ils à l’hôtel Royal, propriété de GMH ?

Pierre Sorlut
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