Le département prospective du ministère de l’Économie a livré trois visions du pays en 2050. Trois destinations plausibles, mais un chemin à tracer

Ceci n’est pas de la politique

Conférence annuelle Luxembourg Stratégie le 18 octobre. Au centre: Pascale Junker
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 21.10.2022

« Vous me mettez dans l’embarras. » Un chercheur du Liser a mis le doigt sur la plaie. Sur la scène de la Maison des sciences à Belval, la responsable de la prospective du ministère de l’Économie, Pascale Junker, réagit avec le sourire, mais elle est embêtée par la remarque sur l’absence d’un scénario « collapse » parmi les trois futurs présentés lundi à l’événement annuel public du projet qu’elle conduit : Luxembourg Stratégie. « On a une wild card », répond l’experte de la prospective, domaine où l’on désigne ainsi un événement peu probable qui changerait considérablement la donne. Cette wild card était encore un scénario (le quatrième) voilà quelques jours, avant le passage du travail de scénarisation devant le comité interministériel. Le nom du scénario, « la reine rouge », provient de la biologie évolutive et est inspiré de l’œuvre de Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles. L’hypothèse postule que les espèces doivent s’adapter à l’environnement sous la menace de l’extinction. Ces douze derniers mois, trois groupes de travail techniques, environ 70 experts et représentants d’intérêts variés, avaient imaginé pour 2050 (dans 28 ans) une stagnation ou un recul de la population sur le Vieux Continent suite à l’exode d’une Europe de l’ouest devenue inhospitalière. Le geoengineering développé pour juguler le réchauffement climatique a dérapé et accéléré la dégradation environnementale. La température a cru de 4,4 degrés au-dessus de l’ère pré-industrielle. Climate endgame : les points de bascule (tipping points) matérialisés par le dégel des pôles ou l’acidification des océans (entre autres) ont conduit l’Europe à l’aridité, avec la perte de ses forêts-cathédrale, ses zones humides et ses sols productifs. L’effondrement de l’agriculture qui en découle a elle provoqué des pénuries. Le Luxembourg de 2050 ne compte plus que 300 000 résidents. Les flux migratoires se sont dirigés vers l’Afrique, devenue terre d’accueil. Les relations sociales sont caractérisées par une forte agitation et un activisme bouillonnant.

Dans le scénario reine rouge, après une période de désalphabétisation (liée à la snapchat-isation des relations sociales) et de fin de l’éducation, on constate l’essor de l’enseignement centré sur le do-it-yourself… La manière de vivre se rapproche de la survie avec une réduction de la taille des logements, mais des constructions qui résistent aux extrêmes climatiques. Les tentes et logements mobiles permettent de suivre les ressources disponibles. Mais la reine rouge est aussi le début d’un nouveau cycle. L’humanité est déjà en train de renaître. Les pandémies et le déclin de l’espérance de vie ont laissé place à une amélioration de la situation sanitaire. Celle-ci tient à la fin de la pollution, de la surconsommation et de la malbouffe. C’est l’ère de la frugalité. L’environnement se régénère. Même si le net zéro ne sera atteint que vers 2100. Encore une note positive : les énergies renouvelables ont remplacé les fossiles… épuisées ou presque. Les distances parcourues sont limitées : plus d’avion. Les systèmes économiques sont simplifiés : les PME, l’artisanat et le low tech sont la norme. Du point de vue « écolonomique » (nouvelle école de pensée de l’économie incluant systématiquement les dimensions environnementales), les richesses se sont asséchées, les économies atrophiées. Le PIB mondial a chuté de moitié (46 pour cent très exactement selon la reine rouge). Mais cet indicateur né au sortir de la Deuxième Guerre mondiale et porté aux nues durant les Trente Glorieuses ne sera plus jamais mesuré. L’effondrement économique des pays considérés comme riches en 2020 a entraîné une meilleure répartition et gestion des ressources mondiales. Le savoir est devenu la nouvelle monnaie et la transmission d’informations est facilitée par une forme alternative d’intelligence (informatique quantique, métaverse), un cerveau digital global bienveillant. Les savoirs et compétences de l’ancien monde, son génotype, ont été sauvegardés et enracineront la renaissance.

Ce scénario, que le Land a pu consulter, est resté finalement bloqué dans les tiroirs du Forum Royal. Il ne permet pas de construire une stratégie ou de planifier au même degré que les autres scénarios. De telles perspectives ne rendraient-elles pas les outils de gouvernance démocratique inopérants ? Luxembourg Stratégie garde la carte reine rouge dans la manche pour intégrer ses éléments « stratégiques, planifiables », notamment ceux liés à la renaissance, donc la partie High performance computing et intelligence artificielle. Soit. « Nous ne faisons pas de politique », affirme Pascale Junker après une remarque de l’économiste Marc Hostert (son sujet de thèse portait en 2013 sur la stratégie d’internationalisation du Luxembourg, petite économie mature et ouverte), sur la rupture entre population et prospectivistes, s’interrogeant sur la légitimation d’une stratégie dans ce cadre : « Les partis politiques ne discutent jamais de notre modèle de croissance », reproche-t-il. Voilà peut-être l’occasion.

Scénario du statu quo Le premier futur envisagé, « hors de notre contrôle », pour 2050 est celui du statu quo (baptisé « Somnambule » avant son passage en comité interministériel où siègent les conseillers de gouvernement de toutes obédiences). Le Luxembourg compte 1,1 million d’habitants. L’économie nationale exerce encore une forte attractivité. Les problèmes de trafic demeurent. La répartition des revenus et du patrimoine s’opère de manière très inégalitaire. Les inégalités s’accroissent avec le niveau des prix immobiliers. Ce paramètre favorise une concentration entre les mêmes mains. Les régimes de pension et de sécurité sociale sont encore à l’équilibre mais menacent de basculer dans le rouge. Les systèmes sanitaires sont mis à rude épreuve, particulièrement à cause de la résurgence de pandémies, « la généralisation de la mauvaise santé mentale et des maladies de civilisation ».

Les gains d’efficience des nouvelles technologies, plus sobres, sont rattrapés par l’augmentation de la demande. L’UE tente toujours de concilier réchauffement climatique à +2 degrés, mais trop peu a encore été investi dans la transition énergétique. La stratégie industrielle vise l’autonomie et la réindustrialisation de l’UE, tout en favorisant la décarbonation, l’électrification, la circularité, et l’essor des énergies renouvelables et de l’hydrogène entre pays amis (« friend shoring »). La motivation économique est toujours quantitative avec un objectif de croissance annuelle du PIB de trois pour cent. Le centre financier ne parvient pas à se verdir. Les critères ESG, RSE et la taxonomie verte de l’UE ne sont pas crédibles et on ne réduit que trop lentement l’empreinte carbone. Les assurances croulent sous les remboursements des dommages climatiques. D’un point de vue politique, la gouvernance est opérée à court terme et de manière privatisée sous l’influence des lobbies, des multinationales et des cabinets de conseil. « Une démocratie ‘confisquée’ à la faveur des algorithmes des réseaux sociaux, un accès limité aux médias indépendants et une politique dominée par des conflits d’intérêts ». L’UE ne pèse plus guère dans le nouvel ordre géopolitique mondial et mène seule sa transition énergétique. Voilà pour le premier scénario, présenté sous la couleur jaune.

Le scénario « circularité biorégionale » de la responsabilité sociale et environnementale est présenté, lui, en couleur verte. Mais « nous ne faisons pas de politique », avait bien prévenu Pascale Junker. Le Luxembourg compte 770 000 habitants en 2050. Depuis 2020, la croissance de la population résidente et frontalière a ralenti. Les travailleurs des pays voisins ne sont d’ailleurs plus considérés comme frontaliers mais comme membre d’une seule et même Grande-Région élargie où l’on travaille beaucoup à domicile. Face au vieillissement de la population, les caisses de santé et de sécurité sociale coincent et la protection sociale est moindre que par le passé en vertu du mode de financement par répartition. Le marché de l’emploi est marqué par un déséquilibre temporaire avec une pénurie de main d’œuvre qualifiée pour opérer la transition vers plus d’artisanat et de finance durable. Puis le retour à un modèle moins axé sur l’abondance attire les familles en quête de qualité de vie. D’une manière générale, on constate une baisse de la pauvreté, plus d’égalité et une augmentation du bien-être.

Les technologies sont respectueuses de l’environnement. « Une digitalisation centrée sur l’humain, à la foi (sic) disruptive et vertueuse, marquée par le rejet des nouvelles technologies intensives en émissions ». Le fret aérien s’est fortement réduit. Les infrastructures de transport ferroviaire ont été densifiées. « Le nucléaire comme énergie de transition ? L’hydrogène vert comme solution miracle ? », s’interroge-t-on encore. Le mix énergétique est ensuite pleinement diversifié. Luxembourg poursuit maintenant un modèle écolonomique de croissance qualitative, respectant les objectifs de développement durable et visant la résilience. Selon le vieil indicateur de PIB, la croissance s’établirait autour de zéro ou en territoire négatif. Mais le nouvel indice de richesse, le « PIBbien-être biorégional » garantit d’autres résultats. Cela passe en revanche par quelques mesures protectionnistes avec une production-consommation locale. Tout serait rapproché. Y compris la démocratie avec plus de participatif, de pouvoirs conférés aux communautés territoriales et avec une gouvernance de long terme. La taille de l’UE a, elle, été réduite et les degrés d’intégration sont à géométrie variable, avec un fort degré de subsidiarité. Les réseaux sociaux y sont « relativement » encadrés et « sensibilisent les populations à la croissance qualitative », mais les Gafam résistent et poussent à un retour au modèle consumériste. Obsolescence programmée, commercialisation des données personnelles et publicités consuméristes sont bannies dans ce Luxembourg de 2050.

Scénario libéralisme techno-digital Le troisième scénario présenté lundi apparait sous le titre « Libéralisme techno-digital » et une bannière bleue, mais « nous ne faisons (toujours, ndlr) pas de politique ». Le Luxembourg de 2050 compte cette fois 1,2 million d’habitants, mais les prix du logement liés à la croissance de la population repoussent les travailleurs au-delà des frontières. Ce qui est préjudiciable au commerce local. Le marché de l’emploi est uberisé. Se pose le dilemme entre digitaliser, dématérialiser et tertiariser l’économie pour réduire l’afflux des travailleurs non-résidents dont l’économie est dépendante et qui menace de saturer définitivement les infrastructures. Le système éducatif est lui déjà largement numérisé et privatisé. En termes de contenu, il est focalisé sur l’ingénierie et l’IT. Les médias sont controlés par une poignée d’acteurs privés et se concentrent sur le divertissement et le ciblage des consommateurs. Les utilisateurs sont sur-stimulés et l’esprit critique est en déclin. Les nouvelles technologies sont adoubées aveuglément. La lutte contre le réchauffement climatique est abordée dans ce cadre avec une foi inébranlable en le geoengineering (carbon capture, stratospheric aerosol injenction et fertilisation des océans). Les centres de données de la Grande Région se livrent bataille pour accéder à l’eau et à l’énergie. L’écologie n’est préservée que si cela sert l’intérêt économique. Les bâtiments sont homogénéisés et numérisés pour maitriser les coûts. Ce qui permet de construire plus efficacement, mais aussi de surveiller les occupants. Le modèle économique est darwinien et marqué par une forte polarisation au niveau mondial. Les valeurs européennes sont remises en question dans un cadre concurrentiel global orienté vers le profit. Au niveau politique, un régime populiste extrémiste, sous influence des lobbies, multinationales et cabinets de conseil, contrôle l’accès à l’information et bâillonne la presse.

« Nous donnons des visions d’avenir. Nous informons le politique », s’est défendu Pascal Junker face à Marc Hostert. Les recherches et la collecte d’informations effectuées par l’équipe de Luxembourg Stratégie, cinq personnes, impressionne. Elle est saluée lundi par l’ancien numéro 2 de Greenpeace international, Pascal Husting, aujourd’hui à la tête de l’agence Acidu spécialisée dans le changement inclusif et durable : « Un outil indispensable pour envisager toute politique publique ». Après les réflexions éminemment théoriques menées en 2016 autour du futurologue Jeremy Rifkin, Luxembourg Stratégie convoque une myriade de concepts de la prospective, identifie des mégatendances et définit des futurs plausibles en fonction de ces transcendances. Depuis septembre, le Liser travaille sur la désirabilité de la transition sociétale (étude Soc2050). L’Université planche, elle, sur la vulnérabilité de l’économie nationale face aux risques physiques (Risk 2050). Ont aussi été recensées toutes les stratégies mises en œuvre par les différents ministères. Les 45 stratégies (dont neuf initiées et quatre co-initiées par le ministère de l’Économie) sont rassemblées dans un tableau avec leurs hypothèses, leurs moyens ou encore leurs spécificités. Elles sont inscrites dans un graphique écolonomique où sont affichés leurs objectifs sous forme de courbes. Le ministre Franz Fayot (LSAP) désamorce dès que l’occasion se présente : « L’idée n’est pas de s’immiscer dans les différentes stratégies sectorielles existantes, mais de contribuer à leur donner une cohérence d’ensemble. Notre objectif de résilience consiste à transformer notre économie pour construire une économie du bien-être en rapprochant limites environnementales et besoins humains. » Toute ressemblance à un scénario existant est fortuite. Le travail de scénarisation est à mi-chemin, répète-t-on aussi, et sera poursuivi jusqu’en mars 2023. On s’approchera alors de la première échéance du Superwahljahr. L’occasion de proposer des stratégies « pour contrer l’avenir », selon les termes de Pascale Junker.

Pierre Sorlut
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