C’est un frêle petit homme âgé, brisé par la vue de ses proches morts dans la guerre. Alors un jour, il a pris le bébé de son fils décédé dans les bras, il avait alors six semaines seulement, et a embarqué vers un autre pays pour le sauver. « Le vieil homme se nomme Monsieur Linh. Il est seul à savoir qu’il s’appelle ainsi car tous ceux qui le savaient sont morts autour de lui », écrit Philippe Claudel dans son roman La petite fille de Monsieur Linh (2005). L’homme est si discret qu’il en devient presque invisible. Il quitte un pays qui n’est jamais nommé, dont il connaît les odeurs et les couleurs et arrive, six semaines plus tard, dans un pays inodore, probablement quelque part en Europe, où on le prend en charge dès son arrivée. On le loge dans le grand dortoir d’un foyer pour réfugiés, on le nourrit, on le soigne. Mais il n’a d’yeux que pour sa petite-fille, Sang Diû.
C’est un homme fort et un brin macho, grande gueule mais esseulé, qui a besoin de parler et cherche de la compagnie depuis que sa femme est décédée. Ils ont passé leur vie à deux, n’ont pas eu d’enfants. Elle exploitait le manège dans le parc de la ville, et, bien qu’elle n’y soit plus, il a le besoin de venir tous les jours sur ce banc, comme il faisait jadis pour l’attendre. Monsieur Bark est jovial et affable, il aime la compagnie et a peur de la solitude.
Entre ces deux hommes naîtra une amitié improbable et fragile. D’autant plus improbable qu’ils ne se comprennent pas, qu’ils ne parlent pas la langue de l’autre. Quand Linh tente d’expliquer à Bark que sa petite fille s’appelle Sang Diû (« matin doux »), Bark comprend « sans Dieu ». Et lorsque Linh dit « Tao Lai » (pour « bonjour » dans sa langue) à Bark, ce dernier est persuadé qu’il s’agit de son nom et l’appellera désormais ainsi. Les deux hommes se retrouvent tous les jours ici, et Bark deviendra la nouvelle patrie de Linh : l’odeur de ses cigarettes, le son de sa voix lorsqu’il raconte sa femme défunte, une main rassurante posée sur une épaule – tout cela fait qu’il commence à se sentir un peu moins déraciné, un peu moins seul. Un jour, Bark, un vétéran de guerre, racontera à Linh qu’il a fait la guerre dans son pays lointain, qu’il y a tué, qu’il était jeune et ignorant alors, qu’il regrette. Et Linh garde le même sourire timide, il ne lui fait pas de reproches parce qu’il n’a pas compris. Ce qui compte, c’est leur amitié maintenant, un sentiment d’appartenance dans un monde inconnu pour Linh.
Sur la scène du Studio du Grand Théâtre, Monsieur Bark et Monsieur Linh sont joués par le même acteur, Jules Werner, qui incarne aussi le narrateur de cette histoire émouvante et universelle. La mise en scène du grand Flamand Guy Cassiers est on ne peut plus épurée et humaniste : un acteur seul en scène, un plateau plongé dans le noir, un écran utilisé de manière intelligente (les mots étrangers réduits à des fragments...), des caméras qui filment l’acteur en direct et le démultiplient à l’écran, quelques instruments de musique (une cithare, un harmonium) joués en live et dont les mélodies passent ensuite en boucle… Cassiers a créé la pièce en néerlandais à Anvers en 2017, avec Koen de Sutter dans le rôle ; en 2018, il a fait une version française avec Jérôme Kircher, puis il y eut une version catalane et, le week-end dernier, une version anglaise avec Jules Werner. Son grand projet serait, raconta Cassiers après la première vendredi, de faire un jour une version où tous les Messieurs Linh se rencontreraient.
Jules Werner est extraordinaire dans ce monologue. Il a désormais cette maturité, le vécu qui lui permettent de jouer à la fois la force et la faiblesse, de sauter d’un personnage à l’autre avec juste quelques gestes, un col relevé, des jambes écartées sur un banc. Cassiers est un magicien dans la précision et la subtilité des moyens. Tout sonne juste dans ce récit de la solitude et du déracinement, qui est assez abstrait pour ne pas être un nième commentaire sur la crise des migrants, mais un appel à l’empathie et à l’humanité. Monsieur Linh est tous les déracinés du monde, qui doivent laisser toute une vie derrière eux et ne trouvent pas de nouveaux repères. Philippe
Claudel, Guy Cassiers et Jules Werner touchent au plus profond avec cette histoire simple, comme chuchotée dans notre oreille.