Le titre, Fragment 3793, a quelque chose de futuriste. Un nombre, écrit en chiffres, dans un titre n’est pas commun, alors on fait malgré soi des rapprochements. On pense par exemple à 1984, le roman de George Orwell, à 1Q84, la trilogie d’Haruki Murakami, à 2001, l’Odyssée de l’espace, le film de Stanley Kubrick, à THX 1138, le film de George Lucas, ou à 2046, le film de Wong Kar-wai. Et, l’espace d’un instant, on s’est laissé embarquer à mille lieues de ce que recèle notre œuvre : des fragments de 3 793 signes chacun. Au nombre de sept, chiffre de prédilection des superstitieux s’il en est. Mais ce n’est pas tout. Sept est également le nombre de têtes de l’hydre qu’Hercule avait pour tâche de tuer, soit le deuxième de ses douze travaux. Or, la maison qui édite ce livre se nomme Hydre. Et de naître tout à coup l’impression que nous a été concocté un jeu de piste. Intellectuel, cela va sans dire, et c’est tant mieux. Car notre cervelle a tendance à fondre comme neige au soleil en période de disette.
Donc sept fragments dont chacun est signé par un auteur différent, soit Gilles Ortlieb, Hélène Tyrtoff, Jeff Schinker, Nathalie Ronvaux, Tullio Forgiarini, Claire Leydenbach et Ian De Toffoli (Un deuxième Fragment 3793, ISBN 978-99959-756-5-4, en allemand, regroupe quant à lui des textes de Guy Helminger, Elise Schmit, Raoul Biltgen, Jérôme Jaminet, Nora Wagener, Rafael David Kohn et Nico Helminger). Autant d’auteurs qui se sont prêtés à cet exercice littéraire. Sans nulle autre contrainte.
Sans surprise, les « produits » ne se ressemblent pas, quoique suivant tous stricto sensu le même protocole. Et pourtant se dégage de tous une impression commune, celle de parcellarité. Sur la langue du lecteur reste un goût de non-dits et d’inachevé, qui pousse au questionnement.
Dans Maryland Ons Cigarette, Gilles Ortlieb fait voyager le lecteur à travers le quartier de la Gare, que le guide connaît dans tous ses coins et recoins. Un voyage sensoriel et mémoriel en passant par ce qui n’est plus (dont le fameux panneau « Maryland Ons Cigarette », le cinéma Eldorado et le Pôle Nord « de l’autre côté du pont Adolphe ») et ce qui est encore (la gare et ses voyageurs, les hôtels, les restaurants, les cafés, les prostituées). Des réminiscences nostalgiques à partir de ce panneau symbolisant une nation qui se serait perdue en même temps que lui a disparu – comme ce cow-boy représentant une marque de cigarettes américaine qui ne fait plus rêver.
Blancs d’Hélène Tyrtoff sonne comme un poème dont le fil « rouge » serait cette couleur, le blanc, à la fois le lait maternel et l’aveuglement de cette mère « quittée » par ses deux fils, ne les ayant pas vu franchir le cap de l’âge adulte. Prisme de Jeff Schinker est comme un milieu de récit auquel il manquerait le prologue et l’épilogue. L’histoire amorcée auparavant et interrompue avant sa fin laisse le lecteur sur sa faim. Lequel s’interroge sur la cause de la mort de Nathan, son âge, ce qui a provoqué la dispute entre le père et Liam, ce qu’il va advenir des photos du disparu.
Dans Ecchymoses d’un meurtre bleu de Nathalie Ronvaux, ce n’est pas le contenu, mais l’écriture qui est fragmentaire. Là aussi, une couleur pour fil « rouge ». Le bleu cette fois-ci. Le bleu de la contusion, de la douleur physique et psychique. Un texte-hymne à la femme, trop souvent battue, violentée et ignorante de l’anormalité des traitements subis.
Avec Bombe à fragmentation, Tullio Forgiarini ne se contente pas d’écrire un fragment ; il l’intègre dans sa trame. De la mémoire qui vole malgré soi en éclats, il revient avec cynisme et romantisme sur le premier amour. L’Ire de Claire Leydenbach rime avec colère et partir. Une histoire d’amour encore. Pas la première mais qui finit mal quand même.
Dans Choses à ne pas oublier, c’est la nuit qui obsède Ian De Toffoli, cette période propice à l’anxiété, à l’insomnie, voire à la création et renoue ainsi avec bon nombre d’écrivains comme Hermann Hesse et son alter ego Harry dans Le loup des steppes.
La petite cinquantaine de pages est trompeuse. Chaque fragment, qui est à lire et relire, pour mieux le déchiffrer, à faire reposer comme une pâte, une heure, une semaine, un mois, une année, à emporter avec soi, est une incitation sans limite au vagabondage des pensées. En outre, pour chaque fragment, une belle page signée Michel Welfringer, qui réalise depuis six ans les affiches cannoises de la Quinzaine des Réalisateurs, et qui, en typographiant et mettant en page le nom de l’auteur et le titre du fragment, féconde déjà l’imagination. Le tout est un petit bijou, en rien tapageur.