C’est dans un langage laconique que l’Aufbau, l’hebdomadaire judéo-allemand publié à New York, annonçait dans son édition du 20 juin 1941 que Robert Serebrenik, le Grand-rabbin du Luxembourg était à bord du paquebot portugais Mouzinho qui avait mis le cap sur la mégalopole américaine. Parmi les 700 passagers se trouvait également un certain Marc Chagall. La présence du peintre biélorusse et du rabbin luxembourgeois sur ce même navire marquait la fin d’une époque. Avec l’émigration de Chagall aux États-Unis, une page importante de l’histoire de l’art européen était tournée. Le départ de Serebrenik annonçait la destruction imminente du judaïsme luxembourgeois.
Pourtant Serebrenik s’était démené jusqu’au bout pour assurer la vie sauve à ses coreligionnaires au Luxembourg. Ceux-ci n’étaient pas, pour la plupart, des concitoyens. En effet, des centaines de Juifs d’origine allemande et autrichienne s’étaient réfugiés au Luxembourg et avaient rejoint d’autres communautés juives exilées depuis la fin du XIXe siècle. À l’aube de la deuxième guerre mondiale, 3 907 Juifs résidaient au pays, dont seulement un quart avait la nationalité luxembourgeoise. L’Aufbau reconnaissait à Serebrenik « d’extraordinaires mérites pour assurer l’émigration des juifs luxembourgeois » durant l’occupation allemande. Mais désormais plus rien ne serait comme avant.
Toutefois « l’avant », non plus, n’avait guère été idyllique, comme nous le rappelle Laurent Moyse dans son ouvrage Du rejet à l’intégration : Histoire des Juifs du Luxembourg des origines à nos jours, récemment paru aux Éditions Saint Paul. L’auteur y narre l’histoire de la présence juive au pays depuis les premières traces écrites – une référence à un certain « juif Henri de Luxembourg » dans un document datant du 5 juin 1276 – jusqu’à l’époque contemporaine. Un des grands mérites de l’ouvrage est d’être écrit sur un ton moins accommodant que le précédent livre traitant du sujet – La communauté juive du Luxembourg dans le passé et dans le présent de Charles et Graziella Lehrmann, publié en 1953. Cette différence s’explique par le statut des auteurs. Moyse, journaliste de profession, peut se permettre une liberté de ton impensable pour le Grand-rabbin du Luxembourg et son épouse.
Ainsi Moyse est plus critique de l’attitude des autorités par rapport aux Juifs. Il note le refus du gouvernement luxembourgeois en exil à Londres de faciliter l’émigration des juifs apatrides lors de l’occupation allemande et, dans l’après-guerre, la non-reconnaissance par les autorités luxembourgeoises de la persécution raciale dont furent victimes les Juifs luxembourgeois ainsi que l’insensibilité de l’État face à la situation des Juifs d’origine étrangère et apatride. D’autre part, Laurent Moyse est aussi beaucoup plus ouvert sur les conflits internes au sein de la communauté juive, entre autre, la sécession à la veille de la Grande Guerre de la Israelitische Religionsgesellschaft traditionaliste en conflit avec le Consistoire plus libéral et aussi le dramatique épisode où le président du Consistoire Edmond Marx gifla le Grand Rabbin Charles Lehrmann en 1957 durant une tumultueuse discussion.
Cependant, en comparaison, l’ou-vrage de ce dernier comportait plus d’informations sur les travaux théologiques et philosophiques des rabbins luxembourgeois. Rabbi Lehrmann était lui-même un grand intellectuel, auteur d’ouvrages de référence tels que L’élément juif dans la littérature française (1941) et L’élément juif dans la pensée européenne (1948). Que Lehrmann quittât, contraint et forcé, sa fonction de Grand-rabbin, et partit enseigner à l’université Bar Ilan en Terre Sainte fut une perte pour le pays. Certes il n’y avait pas d’institution académique qui aurait pu abriter quelqu’un de sa stature au Luxembourg.
Basé avant tout sur des recherches dans diverses archives, le livre de Laurent Moyse étudie en particulier les XIXe et XXe siècles. Le peu de documents ayant trait à la présence juive au Luxembourg avant la révolution française en étant la principale raison. Évidemment, l’histoire juive au Luxembourg ne peut pas être étudiée en faisant abstraction de la tumultueuse histoire du pays et des bouleversements politiques dans les pays voisins. Les années postrévolutionnaires en sont un bon exemple : Les Juifs furent émancipés dans le Département des forêts en 1795 et ils obtinrent pour la première fois l’autorisation de résider au Luxembourg sans restriction, ni taxations discriminatrices et vexatoires.
Toutefois, leur statut changea à nouveau avec le « décret infâme » de Napoléon Bonaparte du 17 mars 1808 qui trahit les principes universels de la révolution française. Malgré la judéophobie ambiante, la communauté juive continua à se développer : Alors qu’il n’y avait que quelques familles qui résidaient au Luxembourg au début du XIXe siècle, 1 212 personnes de confession juive furent recensées en 1900, installées principalement à Luxem-bourg-ville mais aussi, entre autres, à Esch-sur-Alzette, Ettelbruck et Mondorf. À l’aube de la deuxième guerre mondiale, elles seraient plus de 3 000.
L’histoire des Juifs du Luxembourg est aussi une histoire de ses rabbins, dont certains tels que Samuel Hirsch, le premier Grand-rabbin du Luxembourg, marquèrent l’histoire de la pensée juive. Il y eut aussi d’autres personnages passionnants qui rendirent de grands services à la communauté et au pays tels que Pin’has et Samuel Godchaux, ainsi que le consul général du Grand-Duché à Amsterdam Léo Lippmann. Grâce à son index, le livre de Moyse peut donc également se lire comme un Who’s Who du judaïsme luxembourgeois. Dans leur ouvrage antécédent, Charles et Graziella Lehrmann avaient constaté que le nombre d’intellectuels juifs au Luxembourg était resté en dessous de la proportion caractérisant les autres pays. Notons cependant que les écrits de Samuel Hirsch, du philosophe Saint-Simonien Edouard Morhange et de Charles Lehrmann mériteraient que les spécialistes de la Luxemburgensia leur consacrent plus de temps.
Couvrir quelques siècles d’histoire en moins de 300 pages n’est guère facile et à l’occasion certains raccourcis, rendus nécessaires pas l’entreprise, peuvent conduire à des malentendus. Voir en Samuel Hirsch un héritier de Moses Mendelssohn, le père de la Haskala, n’est peut-être pas aussi évident que le laisse sous-entendre l’auteur. Hirsch, un des pères de la réforme juive, était critique à l’égard des disciples de Mendelssohn qui, à l’instar de leur maître, désiraient maintenir l’orthodoxie doctrinale religieuse tout en embrassant le monde moderne. Mais il s’agit là d’une question d’interprétation.
Pour l’histoire plus récente, l’on pourrait reprocher à l’auteur de ne pas explorer suffisamment l’antijudaïsme et l’antisémitisme dans la presse et les publications proches de l’évêché, alors qu’il dénonce sans hésitation l’antisémitisme dans la presse de gauche. Certes, Moyse à tout fait raison de dénoncer l’existence de l’antisémitisme de gauche, ce socialisme des imbéciles bien présent de nos jours encore. Mais vu son impact, la judéophobie catholique luxembourgeoise mériterait d’être plus mise en exergue. Certes, que le livre ait été publié aux éditions Saint Paul est un signe du changement de la perception de la communauté juive par l’establishment catholique luxembourgeois après la Shoah.
Le monde a profondément changé. Il n’en demeure pas moins qu’à la lecture de ce livre, l’on peut se rendre compte que les chicaneries administratives et discriminations institutionnalisées que le judaïsme luxembourgeois subit tout au long de son histoire se répètent sous différentes formes de nos jours pour d’autres minorités religieuses. Le livre de Laurent Moyse est donc à la fois une importante contribution à l’historiographie nationale et un ouvrage qui traite de questions qui restent d’actualité.