Cela fait des années que les chambres patronales se plaignent de ce qu’elles perçoivent comme un manque d’attractivité de l’apprentissage. Depuis son élection à la présidence de la Fédération des artisans (FDA) en mars 2015, Michel Reckinger répète dans ses interventions publiques qu’il faudrait de « meilleurs candidats » et de « meilleurs élèves ». Cet été, des interviews avec lui ont paru dans la presse sous des titres comme « Sammelbeckenfür Schulabbrecher » (Tageblatt du 7 juin 2016) ou « Die Lehre ist gut, die Lehrlinge nicht » (Journal du 20 juillet 2016). Un discours alarmiste qui risque non seulement d’offenser les apprentis, mais également d’agir comme prophétie autoréalisatrice renforçant la tendance critiquée.
Christian Uberecken a débuté à l’âge de quinze ans comme apprenti dans un garage. Trente ans plus tard, il est un des onze conseillers à l’apprentissage chargés d’entretenir « le contact direct et permanent » entre apprentis, entreprises et lycées. Seul hic : il doit s’occuper d’environ 500 apprentis. « La plupart des élèves me connaissent », estime-t-il pourtant. Puis de concéder que « ce serait une utopie de penser que je pourrais être présent trois fois par an dans chaque entreprise ». Son travail s’apparente à celui de pompier, il va là où ça brûle. Puisqu’il surveille des métiers constamment en déplacement (comme les chauffagiste et les électriciens), ce contrôle n’a rien d’évident. Autant la Chambre des salariés que celle des métiers et celle du commerce disent qu’il y a une politique de zéro tolérance envers les entreprises ne respectant pas leur contrat d’apprentissage. Cette ligne serait nécessaire pour ne pas endommager l’image de la formation professionnelle initiale. Combien de fois les partenaires sociaux en viennent-ils à retirer le droit de former à une entreprise ? « Disons : régulièrement », répond Roger Thoss, responsable de la formation à la Chambre de commerce. Le faible nombre en conseillers à l’apprentissage permet-il d’assurer la protection des apprentis ? Thoss dit que oui, et évoque « une démarche qualitative ».
« La direction sait pourquoi il faut former les jeunes, estime Uberecken. Elle sait qu’il y a un manque de réservoir de qualifiés. Elle sait qu’elle porte une responsabilité envers ces adolescents et que ceux-ci ne sont pas une main d’œuvre bon-marché. Or, en bas de la chaîne dans les équipes sur le terrain, c’est une autre histoire. Il y règne une autre pression. Des fois, on oublie simplement que le jeune est un apprenti, qu’il faut investir du temps. Dans les moments de stress, on ne se prend pas toujours le temps de tout expliquer. »
Un peu plus de 5 000 élèves sont inscrits en formation professionnelle « duale », et partagent leur quotidien entre l’entreprise et l’école. Selon les Chambres patronales, 90 pour cent des apprentis diplômés (le taux de réussite avoisine les 70 pour cent) trouveraient un emploi, dont 70 pour cent dans l’entreprise formatrice, « sans détour par le marché du travail ». (Certains employeurs, comme la pâtisserie Oberweis, poussent leurs apprentis à travailler quelques années pour un autre patron, avec la promesse de les réembaucher, « afin d’éviter la routine ».) Aussi bien à la Chambre des métiers (1 750 postes d’apprentissage) qu’à la Chambre de commerce (4 000 postes d’apprentissage), on s’attend à un niveau record d’offres de firmes pour l’année scolaire 2016-2017.
Alors que le ministère de l’Éducation s’apprête à lancer des consultations pour réformer la réforme de l’apprentissage de 2008, les fonctionnaires syndicaux et patronaux se mettent en position. Ce mardi, c’était à la Chambre des métiers et à la Fédération des artisans de présenter leurs doléances à la presse. Dans son introduction, Tom Wirion, le directeur de la Chambre des métiers, cadrait la question sous l’angle de la « perte de souveraineté » ; la majorité des ouvriers et artisans passant par « des systèmes de formation étrangers » plutôt que « par le système luxembourgeois ». Après une heure d’exposé sur le « streamlining » et autres « vecteurs de structuration », les quatre hommes d’âge moyen représentant l’artisanat conclurent en constatant que, parmi leurs revendications, il n’y avait finalement « rien de radicalement nouveau ». Ni l’approche par compétences, ni le système modulaire ne sont remis en cause. Aucune des chambres professionnelles, qui encadrent la formation professionnelle, n’a envie de changer les nouvelles bases que la dernière réforme a mises en place. Les fonctionnaires patronaux et syndicaux préfèrent parler d’« ajustements » et d’« une approche dynamique ».
Les apprentis se font vieux. Ceux qui entrent en entreprise à quinze ans sont de plus en plus rares ; la moyenne d’âge est aujourd’hui de 17-18 ans. Pourtant, selon Uberecken, les jeunes ne seraient souvent « pas assez matures pour l’apprentissage » : « Ils ne sont pas habitués au travail, à l’écoute et à la persévérance. Ils ne savent souvent pas comment on apprend, comment on se concentre. » Les problèmes principaux des apprentis seraient la ponctualité, les absences non-excusées, les disputes avec les contremaîtres. Les grilles d’évaluation à remplir par les tuteurs dans les entreprises reflètent ce souci disciplinaire ; parmi les compétences à acquérir, on retrouve : « L’apprenti se présente à l’heure et il est poli » ; « l’apprenti communique d’une manière appropriée avec ses collègues et avec ses supérieurs » ; ou encore : « l’apprenti peut accepter des critiques constructives et en tenir compte positivement ».
Walter Berettini, coordinateur de l’apprentissage dans l’entreprise industrielle Husky, prône une certaine indulgence : « Au début, lorsqu’ils arrivent en retard, on laisse passer. Puis on leur fait comprendre que c’est fini. Mais je demande souvent aux tuteurs : ‘Vous n’étiez jamais jeune ? Vous n’avez jamais fait de conneries ?’ Nous avons accueilli des apprentis qui étaient des cas sociaux. Mais à l’issue de trois années, ils étaient souvent meilleurs que les meilleurs. Car ils savaient que c’était leur dernière chance. Mais il y a aussi la responsabilité sociale de l’entreprise. Il faut soutenir ces jeunes. »
En une année, Mannette Kremer, la responsable formation de la chaîne de supermarchés Cactus, reçoit en moyenne 600 candidatures pour seize postes d’apprentissage à pourvoir. Elle fait le tri selon une gamme de critères, « un package général » dans lequel elle inclut la conduite, les manières, les langues, un comportement « gentil » et « un visage ouvert ». Elle estime que « la qualité » des candidats aurait baissé, leurs bulletins de notes seraient souvent « pas bons du tout ». Selon Kremer, les services d’orientation conseilleraient aux élèves : « Vendeur, cela ira quand même, tu devrais y arriver ». Mais, ajoute-t-elle, cela équivaut à une sous-évaluation du métier : « Dans l’idéal, l’apprenti d’aujourd’hui sera le chef de rayon ou le responsable de demain. » Or, les chambres patronales disent constater un lent rapprochement entre l’offre et la demande en formations. Pour pallier l’écart entre rêves adolescents et besoins économiques, elles ont instauré une fonction de « matcher » et un « talent check ».
Le système scolaire luxembourgeois réunit le modèle allemand et français dans une synthèse malaisée. L’Allemagne compte une soixantaine d’apprentis sur cent élèves – des bouchers aux dessinateurs en bâtiment – et l’apprentissage y est socialement valorisé. La France, par tradition républicaine et égalitaire, tente de garder l’élève le plus longtemps possible dans les bancs de l’école publique, qui est supposée former le citoyen de demain. Le Luxembourg a intégré des traces du modèle allemand, mais en faisant abstraction de la reconnaissance sociale dont jouit l’apprentissage outre-Moselle. D’échec en échec, les élèves les plus faibles (qui sont aussi souvent les plus défavorisés) sont orientés vers le bas, c’est-à-dire vers l’apprentissage qui conclut une longue débâcle scolaire. Plus que les forces, ce sont les faiblesses qui déterminent l’orientation. Ainsi, un jeune qui rêve de devenir mécanicien, mais n’a pas eu de bonnes notes en maths, peut se retrouver dans la restauration. Aussi, parce que c’est un des secteurs où, à cause des horaires, il est le plus difficile de trouver des candidats. (À un mois et demi de la fin des inscriptions, 66 offres d’apprentissage pour cuisiniers restent vacantes.)
Objectivement, la proposition de l’apprentissage ne semble pas excessivement attirante. Elle marque une césure biographique : adieu vacances scolaires interminables et journées au fond d’une salle de classe douillette ; bonjour tensions de la vie professionnelle, journées de huit heures et 25 jours de congé annuel. Le déphasage que crée la disparition des vacances d’été concourt pour beaucoup à rendre peu attractive l’option de l’apprentissage, or il n’apparaît dans aucun des discours publics. Les indemnités mensuelles ne sont pas non plus pharamineuses. Elles oscillent entre 600 euros en début d’apprentissage et 1 200 euros à la fin, dont entre un tiers et la moitié est remboursé par l’État à l’entreprise formatrice. Les carrossiers, mécaniciens et magasiniers gagnent le moins (538 euros) ; les instructeurs de conduite automobile (2 272 euros) et relieurs (1 076 euros) le plus. Mais, aux yeux des apprentis mécatroniciens rencontrés il y a deux ans dans les ateliers de la CFL (un des postes les plus en demande) ce qui primait, c’était le contact direct avec les ouvriers « qui connaissent leur travail » et peuvent donc l’expliquer « de manière beaucoup plus détaillée, donner des tuyaux » : « Au lycée, le prof est face à 18 élèves et doit gérer sa classe, racontait une apprentie, tandis qu’ici, si tu ne sais pas quelque chose, tu peux le demander directement à chacun des ouvriers. »
Après la stratégie de Lisbonne, qui donnait comme objectif de préparer la transition vers une société et une économie immatérielles « fondées sur la connaissance », la crise de 2008, a marqué pour l’Europe un retour sur le tapis. Mais le système de l’apprentissage peut apparaître autant comme une garantie d’emploi, que comme une route à voie unique. Les uns doivent se fixer sur un « projet de vie », alors que les autres se laissent toutes les options ouvertes, faisant leur entrée sur le marché du travail une douzaine d’années plus tard, après un long refuge universitaire. Gil Belling qui, depuis ce juillet est en charge du dossier au ministère de l’Éducation nationale, dit vouloir mettre la formation professionnelle « dans la vitrine ». Une des pistes qu’il avance (et qui est également évoquée par les chambres professionnelles) est celle d’un système en escalier, permettant de poursuivre sa carrière et de passer d’un apprentissage à une treizième puis à un brevet de technicien supérieur.
Cette ouverture de carrière devra contribuer à briser le sentiment de fatalité et d’enfermement scolaires. Or, elle ne suffira pas pour bouleverser le dédain social qui pèse sur l’apprentissage. Les responsables politiques chantent les louanges de l’apprentissage, mais font tout pour que leurs enfants accèdent au lycée classique. Le système dual bute sur cette schizophrénie politique. (On pourrait y voir un symptôme du « finance course » qui a changé les attentes de la population, mais comment alors expliquer que la Suisse, ce grand frère offshore du Luxembourg, compte parmi les pays où l’apprentissage et l’artisanat sont symboliquement les plus valorisés.)
Historiquement, le leadership de la formation professionnelle initiale a constitué un terrain de lutte entre l’État et le patronat. Un degré de spécialisation trop élevé rend-il l’apprenti otage de l’entreprise qui le forme ? Jusqu’à quel point doit-on protéger les jeunes de l’arbitraire économique ? Quelle place faut-il réserver à la formation théorique, et celle-ci doit-elle inclure des matières non-monnayables, comme l’histoire, la philosophie ou l’éducation civique ? À la fin de leur conférence de presse, somme toute assez consensualiste, la Chambre des métiers et la Fédération des artisans ont fini par exhiber la pomme de discorde. Elles réclament que les présidences des équipes d’évaluation (dont il existe une centaine) reviennent automatiquement aux représentants du patronat. Après tout, il s’agirait d’une « formation professionnelle et non d’une formation scolaire », les apprentis passant « 80 pour cent » de leur temps dans les entreprises et « vingt pour cent » à l’école. Le vice-président de la Chambre des métiers (et PDG de Sanichaufer), Nico Biever, explique qu’il s’agirait d’éviter que ce soient les professeurs de lycée « qui décident ». Le lendemain, Tom Wirion tente de désamorcer cette « formulation un peu abrupte ». Et de longuement évoquer le « dialogue constructif » avec les lycées. (Sur cette revendication, les artisans risqueront d’ailleurs d’être assez isolés, la Chambre de commerce l’estimant irréaliste, à cause du manque de ressources.)
À la conférence de presse, Michel Reckinger regrettait que l’artisanat « drainait tout ce qui est le moins qualifié », créant ainsi un problème d’image. Selon lui, la fonction publique devrait lancer une carrière accueillant les profils scolaires les plus faibles (dont le apprentis qui passent par le Certificat de capacité professionnelle) ; « mee do gëtt geflëssentlech ewech gelauschtert ». « D’autres secteurs économiques », parmi lesquels il cite la place financière, devraient également s’y mettre. Or, selon Luc Henzig, ancien associé de PWC qui reprendra la responsabilité de la formation au sein de la Chambre de commerce, « les temps où, après une neuvième, on faisait un apprentissage dans une banque, sont finis. Plus personne ne compte des coupons dans la cave d’une banque. »