Avant les années 1990, le Luxembourg était un pays dépourvu d’une maison de production cinématographique. Les cinéastes en herbe de l’époque étaient au mieux des semi-professionnels, mais la plupart du temps des amateurs qui, une caméra Super8 à la main, ont documenté leur vie familiale et sociale ainsi que les événements historiques qui ont marqué le pays. Le Centre national de l’audiovisuel détient aujourd’hui avec ses 7 500 films amateur un inconscient cinématographique qui constitue le centre névralgique de la mémoire audiovisuelle luxembourgeoise.
Ces images amateur ne cessent d’être vues et relues depuis une dizaine d’années sous des angles nouveaux dans un désir de les rendre accessibles au grand public. Que ce soit dans des films documentaires (sans être exhaustif : Heim ins Reich, D’Schueber-fouer, Histoire(s) de jeunesse(s)), dans des expositions (Hidden Images, Années 50, Sixties), ou encore dans des colloques, tout semble tourner autour d’une tension entre un questionnement universitaire lié à l’archivage de ces images amateur (quelles images archiver, comment et pourquoi ?) et une interrogation artistique qui porte sur le remploi des mêmes images dans des œuvres contemporaines.
Au moment où le CNA met sa nouvelle casquette de producteur des premiers courts-métrages de jeunes luxembourgeois qui sortent des écoles de cinéma, il est intéressant de confronter ce désir de faire connaître les images amateur pour valider le patrimoine national à la prise en charge des jeunes férus qui sont braqués sur la création de nouvelles images dans un cadre professionnel. La coexistence pacifique entre un flirt avec des images amateur tournées en Super8 et une envie d’aller de l’avant avec de nouvelles images réfléchies dès leur conception résume le mouvement bilatéral du paysage audiovisuel luxembourgeois.
Dans un pays en perpétuelle quête de son identité nationale à travers ces deux voies complémentaires, le CNA a organisé un premier colloque en 2008, intitulé Hidden images (manipulation and valorisation of amateur images). La conférence interdisciplinaire Tourists and nomads (amateur images of migration), qui s’est déroulé la semaine dernière au CNA et à l’Université du Luxembourg, constitue le deuxième volet de ces interrogations autour de l’image amateur. Le sujet du colloque portait sur la déterritorialisation perçue dans les images filmées lors de voyages touristiques et dans les images créés par des nomades qui migrent en raison d’une nécessité économique.
Les conférenciers qui ont été invités par le CNA ont formé un milieu clos de spécialistes issus de pays et de domaines d’études divers. Si cet éclectisme des invités est à saluer, il est regrettable de constater que seulement cette poignée de professionnels de l’image amateur ait trouvée le chemin au CNA les deux premiers jours de ce colloque.
Pendant la visite guidée de l’exposition I was here, qui questionne différentes approches autour du sujet du tourisme (voir d’Land 14/10), la tension entre deux pôles complémentaires et signifiants s’est esquissée. Le cœur de l’exposition, situé au milieu de la salle, est constitué de documents comme des billets d’entrée pour les Expositions universelles sur lesquels la photo d’identité et la signature des titulaires sont reconnaissables. Dans l’ensemble des documents exposés, l’accent est mis sur une mise en perspective historique. Loin d’être considérés comme des œuvres d’art, les documents en question renseignent sur les pratiques d’utilisation des photos et les techniques qui ont permis de les visualiser (le diaporama, le recueil, le format timbre).
Les travaux de trois artistes encerclent cette pièce et proposent des relectures contemporaines des images touristiques. Pointant du doigt l’œuvre de Robert Schlotter intitulée Memories and how to get them pour clarifier les enjeux de ce débat autour de l’image amateur. Des photogrammes tirés de films Super8 collées les uns au-dessus des autres forment une masse floue, où les sujets sont la plupart du temps à peine reconnaissables. Schlotter s’intéresse au processus de création de la mémoire qui se compose à la fois de l’expérience vécue, du souvenir que nous en gardons, et des images souvenir qui ont contribué à créer cet événement. Les images amateur touristiques semblent ainsi toutes obéir au credo « J’ai été ici », et fonctionnent comme des capsules d’espace-temps qui engendrent une mémoire individuelle et privée alors que les images artistiques ont la qualité d’ouvrir ces images amateur à une mémoire collective où les sentiments universels constituent la ligne de mire pour toucher tout un chacun.
Au lieu de se lancer dans le débat interminable sur la différence entre une image documentaire et une image fictive qui est certes passionnant, il s’avère plus intéressant d’examiner comment les films amateur construisent une réalité et font sens aujourd’hui. Les conférenciers y ont répondu à leur manière et peuvent être scindés de nouveau dans deux catégories : d’un côté une approche historique et scientifique qui considère le film amateur comme un document d’archive et de l’autre côté une approche artistique et pour le coup poétique où l’image amateur devient un support pour raconter un autre message que celui qui est contenu en elle au départ. Ce clivage très net entre une nécessité quasi obsessionnelle de rendre le passé objectivement compréhensible pour un public pointu et une volonté d’interprétation subjective du matériau d’origine qui délaisse l’histoire pour créer un nouveau sens dans le présent a été stupéfiant. Ces deux discours souvent hermétiquement fermés ne font sens que s’ils sont interprétés ensemble : le document d’archive est relu d’une manière efficace à partir du moment où les deux discours cohabitent à l’intérieur d’une œuvre.
Ainsi Guy Edmonds du Nederlands Filmmuseum a abordé seulement du point de vue de l’archive les 243 films de l’explorateur Paul Julien en expliquant qu’il classe les films selon des degrés d’intentionnalité du cinéaste amateur. Les films dans lesquels l’intention est claire sont préservés sans intervention de la part de l’archiviste alors que les films où le sujet est plus flou demandent à être mis en relation avec d’autres films qui traitent le même thème. L’analyse d’Angeliki Koukoula du même Paul Julien met davantage l’accent sur la notion d’egodocument : elle lit ses films comme des témoignages de l’identité multiple de l’explorateur dans lesquels se cache son ego, que ceci soit fait d’une manière consciente ou inconsciente. Cette mise en lumière du travail de Paul Julien présente certaines ressemblances avec l’analyse historique du film Sahara, terre féconde. Paul Lesch décèle les codes cinématographiques qui font rentrer ce film dans le panthéon du produit de propagande ré-alisé par les missionnaires de l’époque. En relisant ce film avec une grille de lecture qui se rapproche des théories postcoloniales, il se distancie d’une politique d’auteur et rend intelligible ce film à un public 48 ans après l’époque du colonialisme français.
Cette relecture historique trouve sa vraie utilité dans des œuvres artistiques qui revisitent les images amateur provenant de touristes ou de nomades. Citons le travail de l’artiste Lisl Ponger qui, dans son film Déjà vu, dresse le modèle du regard du touriste occidental en montrant comment il pose devant l’objectif ou comment il perçoit un pays africain à travers ses images amateurs. Une dizaine de langues se mélangent et créent un chaos audiovisuel où chacun se fait son film tout en devenant conscient du fait qu’il s’agit bel et bien d’un regard du colonisateur qui nous est renvoyé.
La conférence de Damar Brunow sur le film I for India de Sandhya Suri illustre le mieux l’usage le plus abouti des images amateur à l’intérieur d’une œuvre d’art. Ce film raconte l’histoire de son père Yash Pal Suri qui a quitté l’Inde en 1965 pour s’installer en Angleterre. Il achète deux caméras Super8 et deux projecteurs et envoie un des deux kits à sa famille restée en Inde. Pendant quarante ans, cette famille s’envoie des films pour rester en contact. Dans son essai filmique, la réalisatrice Suri a réussi à faire cohabiter l’Art et l’Histoire en dévoilant la fabrication d’une mémoire personnelle qui est porteuse de significations cachées sur le racisme lié aux vagues migratoires et ignorées dans l’histoire officielle prônée par le gouvernement britannique en place. Le déplacement artistique opéré sur une mémoire individuelle ouvre ici sur une perspective historique qui nous est contée de façon audiovisuelle. Une leçon d’histoire qui ne nécessite pas de conférencier mais simplement un spectateur.