Le dimanche 5 juin, les Suisses ont rejeté la proposition d’attribution à tout citoyen helvète adulte, actif ou inactif, jeune ou âgé, bien portant ou malade, d’un « revenu de base universel et inconditionnel » de 2 250 euros par mois versé par l’État et cumulable avec d’autres revenus. Le revenu de base (encore appelé revenu d’existence ou universel) est une vieille idée qui revient périodiquement dans l’actualité, en dépassant le cadre du débat intellectuel car des expérimentations ont été menées dès la fin des années 60. Cette fois, son retour au premier plan est d’une autre ampleur, avec, à part la « votation » suisse, des tests qui sont ou vont être conduits dans de nombreux pays (Finlande, Pays-Bas, Canada) et une mission d’information lancée par le Sénat français en mai dernier.
L’idée est de faire bénéficier chaque individu appartenant à une communauté donnée d’un transfert monétaire régulier sans conditions de ressources et sans contrepartie, notamment sans obligation de travailler. Ce qui exclut notamment les dispositifs temporaires, ciblés sur certaines populations ou assortis de contreparties (comme la scolarisation des enfants). Dans sa conception la plus pure, ce revenu se substitue totalement aux aides sociales existantes. En pratique il est le plus souvent compatible avec certaines d’entre elles. L’objectif principal d’éradiquer la pauvreté, en reconnaissant « la nécessité et l’utilité de beaucoup d’activités qui ne se vendent pas », selon le collectif Génération RBI qui a promu l’initiative en Suisse romande.
Le concept est le plus souvent attribué au philosophe anglo-franco-américain Thomas Paine (1737-1809), qui se serait lui-même inspiré d’une tribu indienne dont chaque membre se voyait offrir un lopin de terre identique pour avoir une même base de départ dans la vie. Il a fait l’objet de travaux de recherche déjà anciens, suivis de tests et parfois de mesures très concrètes. Dès 1962 dans Capitalisme et liberté l’économiste américain Milton Friedman (1912-2006), prix Nobel il y a tout juste quarante ans, pourtant réputé ultra-libéral, proposait que tout individu reçoive un « crédit d’impôt » ou « impôt négatif » dont le montant correspondrait au minimum vital, de façon à soutenir la consommation et à créer un « stabilisateur automatique » en cas de crise. En France les économistes Yoland Bresson (1942-2014) et Henri Guitton (1904-1992) ont fondé en 1985 l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence (AIRE), et créé dans la foulée, l’année suivante, un réseau mondial de chercheurs sur le sujet nommé BIEN, pour « Basic income european (puis earth) network » dont un représentant éminent est aujourd’hui le belge Philippe Van Parijs, professeur à l’UCL.
Ces travaux ont rapidement connu une application concrète, avec, pour ce qui concerne la préconisation de Friedman, plusieurs expériences locales menées au Canada (état du Manitoba) et aux États-Unis (au New Jersey et en Alaska notamment) au cours des années 1970 et 1980. De nombreux tests ont eu lieu récemment ont sont encore en cours dans des « pays émergents » aussi variés que l’Iran, le Brésil, le Koweït, Singapour ou l’Inde. Dans ce dernier pays, l’Unicef a mené pendant 18 mois entre 2011 et 2013 une expérience jugée positive dans une dizaine de villages où tous les habitants ont reçu un revenu régulier allant de cent roupies par mois pour les enfants à 300 roupies pour chaque adulte (1,32 à quatre euros).
Aux États-Unis, dans la Silicon Valley l’incubateur Y Combinator (qui a hébergé Airbnb ou Dropbox) va verser à une centaine de familles d’Oakland un revenu minimum de 1 000 à 1 200 dollars par mois, pendant six mois à un an pour en tester l’impact sur le bien-être personnel, la créativité et l’entrepreneuriat.
Dans l’Union Européenne, deux expérimentations se dérouleront début 2017. L’une à Utrecht, aux Pays-Bas durera un an et portera sur six groupes : dans l’un d’eux, les membres sans emploi recevront un revenu de base (montant non encore fixé) sans aucune condition ; dans d’autres groupes, certains devront faire du bénévolat ou bien n’auront pas le droit de travailler ; et on trouvera enfin des personnes demeurant sous le régime du système actuel de sécurité sociale, qui serviront de groupe-témoin. Trois villes néerlandaises sont aussi « sur le coup ». L’autre expérimentation aura lieu en Finlande. Le test, dont la version finale sera présentée en novembre, consistera à remplacer toutes les allocations versées par la sécurité sociale (sauf la couverture santé et l’allocation logement) à un groupe de 2 000 demandeurs d’emploi de 25 à 58 ans par un montant fixe de 560 euros par mois (au lieu des 800 initialement prévus). Il durera deux ans et coûtera vingt millions d’euros, soit 10 000 euros par personne.
Dans les deux cas des résultats concluants pourraient conduire à une généralisation du dispositif, mais à ce jour il n’y a toujours pas eu d’application à l’échelle nationale, dans aucun pays du globe, même si certaines mesures s’en sont inspirées, comme le Revenu minimum d’insertion en France en 1988 (remplacé par le Revenu solidarité active en 2009).
Si l’idée de distribuer un revenu de base refait surface, notamment dans les pays développés, c’est que son instauration est souvent présentée comme une réponse à des mutations liées à l’essor du numérique et de la robotisation, ainsi que de l’économie dite collaborative, avec comme conséquences un chômage élevé, une pauvreté qui augmente, la remise en cause de la prédominance de l’emploi salarié et de celle des fondements de la protection sociale.
Autre raison importante de ce regain d’intérêt, la complexité des dispositifs actuels, pénalisante pour ceux qui peuvent y prétendre : en France, où existent neuf minima sociaux différents, un tiers des bénéficiaires potentiels du RSA ne le demandent pas à cause des démarches à accomplir, tandis qu’il existe aussi de nombreux cas de trop-perçu.
On est frappé de voir que les partisans du revenu de base, ou du moins ceux qui le considèrent avec bienveillance, se recrutent dans tous les courants de pensée économique, dans tous les domaines de la vie économique (université, clubs d’hommes d’affaires, ONG) et sur l’ensemble de l’échiquier politique. Il ne s’agit pas simplement d’aller dans le sens d’une opinion qui y est favorable (51 pour cent dans un sondage BVA paru en France le 30 mai). En effet le revenu de base permet de réconcilier deux grandes conceptions de la société.
Pour les tenants d’une vision sociale (donc de gauche, qui sont les plus nombreux) il s’agit de permettre à tous les citoyens de vivre dignement et convenablement, de supprimer la pauvreté et, par là, de réduire les inégalités. Le revenu universel sécurise aussi bien ceux qui n’occupent pas d’emploi (femmes au foyer, chômeurs, étudiants) que les travailleurs dont les métiers sont par nature aléatoires (artistes, indépendants, jeunes entrepreneurs). Il rend possible le refus d’emplois sous-payés (les « bullshit jobs » chers à l’anthropologue américain David Graeber), et de vivre d’activités socialement utiles mais non marchandes (travail domestique, associatif et culturel). Il consacre également le droit de ne pas travailler, donc d’échapper à l’« aliénation imposée par le capitalisme ».
Pour les adeptes de la vision libérale, qui rompent eux aussi avec le dogme selon lequel seul le travail peut procurer un revenu, il s’agit de se débarrasser de l’ensemble des prestations sociales actuellement en vigueur (ou d’un grand nombre d’entre elles) et de réduire ainsi le nombre de fonctionnaires chargés de les gérer, donc les dépenses de l’État. Il s’agit aussi, comme le gouvernement de droite finlandais l’a reconnu, de flexibiliser le marché du travail et de relancer l’emploi. D’où le succès de l’« initiative européenne pour le revenu de base », une pétition qui a recueilli 300 000 signatures en 2013-2014.
Symétriquement, le concept fait l’objet de fortes réticences aussi bien à droite qu’à gauche. Pour plusieurs économistes classés à gauche, le revenu universel signerait le démantèlement du système de protection sociale dans sa forme actuelle, puisque la quasi-totalité des prestations seraient remplacées. Ils y voient également une aubaine pour le patronat, par la réduction du pouvoir de négociation des salariés et la pression accrue sur les salaires, « chacun tentant de compléter ce revenu de base, ou plutôt de survie, par quelques prestations pas trop chères », comme l’écrivent les experts français Denis Clerc et Michel Dollé. Le fossé se creuserait aussi sur le marché du travail entre précaires « aidés » et salariés « installés ».
À droite, Charles Wyplosz, directeur du Centre international d’études monétaires et bancaires à Genève, évoque « un vieux rêve, un peu marxiste, plein de bons sentiments irréfutables, mais sans réflexion économique ». De ce côté, on estime que par son caractère indifférencié, le revenu de base est injuste et qu’en coupant le lien entre rémunération et travail on accorde une prime à l’oisiveté en encourageant la mentalité d’assisté. Il « détruirait la valeur travail » en « instaurant un droit à la paresse ». On craint aussi un appel d’air pour des masses d’immigrés venus profiter de cette manne.
Mais l’argument-clé qui transcende les clivages est celui du coût du dispositif : en Suisse, où il était évalué à plus de 180 milliards d’euros, ce fut la principale raison du rejet massif par les électeurs (77 pour cent de non).
Pour les défenseurs du revenu universel cette mesure est neutre sur le plan budgétaire puisqu’elle est supposée remplacer un grand nombre de prestations qui ne seront plus distribuées. Ils évoquent aussi les économies résultant de la simplification du système et même une baisse du coût de la santé grâce à une diminution de la précarité et de la pauvreté qui génèrent aujourd’hui des troubles variés.
En fait les simulations et les expérimentations montrent que, si l’on veut assurer à tous les citoyens un revenu convenable, c’est-à-dire suffisant pour assurer des besoins de base (nourriture, santé, logement) sans être trop élevé pour ne pas inciter à l’oisiveté, il reste toujours un trou à combler (en Suisse, il s’élevait à 22,5 milliards d’euros) dont le financement doit être assuré par une augmentation des impôts ou des cotisations sociales. Or, dans de nombreux pays comme la France, la Belgique ou ceux d’Europe du nord, les prélèvements obligatoires « classiques » sur les ménages comme sur les entreprises sont déjà tels que cette solution est inenvisageable.
À moins de se tourner vers d’autres sources, comme en Suisse où était prévue une « micro- taxe » de 0,2 pour cent sur les paiements électroniques, ou lors de tests aux États-Unis avec des prélèvements sur les revenus du pétrole et du jeu (casinos), sans parler de la fameuse taxe sur les transactions financières. La question du financement, sous l’angle technique ou dans sa dimension politique, reste donc bien la pierre d’achoppement du projet.