Jamais un ouvrage académique n’aura connu un tel succès. Malgré ses 970 pages (dans l’édition originale) et l’austérité de son contenu, Le Capital au XXIe siècle de l’économiste français Thomas Piketty s’est déjà écoulé à plus de trois millions d’exemplaires dans le monde depuis sa sortie en septembre 2013.
Le livre, qui a valu à son auteur de figurer dans le classement des personnes les plus influentes du monde de Time Magazine, va même être porté au cinéma par le documentariste néo-zélandais Justin Pemberton (le tournage est en cours), ce qui expliquait la présence insolite de M. Piketty au Festival de Cannes en mai dernier.
Un succès inattendu qui est surtout dû à l’intérêt porté aujourd’hui à la hausse des inégalités dans le monde. Très marquée depuis plusieurs décennies, elle inquiète les gouvernements et les grandes organisations comme le FMI ou l’OCDE, en raison des risques sociaux et politiques qu’elle recèle, mais aussi de son impact négatif sur la croissance économique.
Rappelons brièvement la thèse de Thomas Piketty. En analysant les informations contenues dans une gigantesque base de données historique sur les revenus et les patrimoines qui a mis plusieurs années à être construite, Piketty est arrivé à la conclusion que le creusement des inégalités est principalement lié à la détention d’un capital, immobilier ou financier, quelle que soit la manière dont celui-ci a été constitué (accumulation d’épargne ou héritage).
En effet, au cours de l’histoire, le taux de rendement du capital (r), souvent de quatre à cinq pour cent par an, a presque toujours été nettement supérieur au taux de croissance des économies (g). Ce qui revient à dire que les revenus du capital ont progressé plus vite que les revenus du travail, dont la croissance est plus ou moins identique à celle de l’économie en général. De manière régulière la part des intérêts, dividendes, loyers et plus-values a ainsi arithmétiquement augmenté dans le revenu national au détriment des salaires, une situation d’autant plus créatrice d’inégalités que les revenus du capital sont perçus par un nombre beaucoup plus réduit de personnes.
Au cours du XXe siècle, et singulièrement lors des fameuses « Trente Glorieuses » (1945-1975), les inégalités se sont atténuées car l’économie mondiale progressait alors plus vite que les rendements du capital, mais il s’agissait d’une parenthèse exceptionnelle et, « selon toute vraisemblance, l’écart devrait s’élargir de nouveau au cours du XXIe siècle, au fur et à mesure du ralentissement de la croissance ».
De ce fait la réduction d’inégalités de revenus de plus en plus criantes et choquantes passe d’abord selon Thomas Piketty par une réduction des inégalités de patrimoine. Pour y parvenir il propose notamment une forte taxation du capital, et ce, au niveau mondial pour éviter la concurrence fiscale entre les pays et les « détournements de trafic ».
La thèse de Piketty a rencontré un grand succès aux États-Unis, où la problématique du creusement des inégalités est devenue très aigüe. C’est dans ce pays que se rencontrent les plus chauds partisans du chercheur français, dont le prénom et le patronyme ont d’ailleurs fait penser à certains qu’il était américain.
Au premier rang de ses fans figurent deux Prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz et surtout Paul Krugman, influent chroniqueur au New York Times, pour qui l’ouvrage « changerait la manière de réfléchir sur la société et de faire de l’économie », rien de moins. Avec d’autres, comme Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, les compères ont d’ailleurs considéré que les travaux de Piketty méritaient bien, eux aussi, « le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ».
Comme il sied à ce genre de publications, les critiques n’ont pas manqué, d’autant plus aisées que la thèse se présente sous la forme très simple, voire simpliste, d’une équation, ce qui a d’ailleurs fait son succès. Chose peu courante en pareil cas, elles ne se sont pas seulement nourries du contenu même de l’ouvrage (validité des données, méthodologie, préconisations). La jalousie envers l’auteur (un succès de librairie n’est jamais bien vu dans les milieux académiques) et ses prises de positions politiques ont aussi joué. « Économiste engagé », selon une tradition bien ancrée en France, Piketty a été le conseiller de François Hollande, qu’il étrille violemment aujourd’hui, ne le trouvant pas assez à gauche.
Alors que le débat s’était quelque peu calmé depuis fin 2014, un document très récent est venu apporter de l’eau au moulin des détracteurs de Piketty. Contrairement au pavé de ce dernier, il se présente sous la forme d’un simple « working paper » d’une trentaine de pages publié le 3 août dernier sur le site du FMI, où exerce son auteur l’économiste brésilien Carlos Goes, qui déclare en introduction vouloir « vérifier l’exactitude empirique des hypothèses de Piketty afin de mieux cerner les causes profondes des inégalités ».
Tout en saluant la richesse des données empiriques fournies par le Français, il avoue cependant n’y avoir trouvé que de simples corrélations, sans relation causale et donc « sans aucune preuve attestant que la dynamique se produit dans le sens évoqué par M. Piketty ».
S’étant procuré de son côté des chiffres pour 19 économies développées sur une période de trente ans, il a même pu observer le contraire : dans plus de 75 pour cent des cas étudiés, une croissance des revenus du capital supérieure d’un point à celle du PIB s’est accompagnée à court terme… d’une baisse de la part des richesses détenue par les un pour cent les plus favorisés.
Cette réfutation de la thèse de Thomas Piketty s’expliquerait par le fait que ce dernier a supposé que le taux d’épargne des ménages était relativement stable dans le temps : c’est la condition théorique pour que le rapport entre r et g affecte l’évolution de la part du capital dans le revenu national.
Or selon M. Goes, à la suite d’autres économistes, cette hypothèse est fausse et il propose à la fois des arguments théoriques (théorie du revenu permanent de Milton Friedman, énoncée en 1957) et empiriques pour avancer que les fluctuations du taux d’épargne « contrebalancent les fortes augmentations prévues de la part du capital ». Quand il diminue, pour toutes sortes de raisons, ce qui arrive habituellement quand l’économie ralentit, la constitution du capital en est logiquement affectée. Donc, si comme l’envisage Piketty on assiste à un fléchissement de la croissance dans les années qui viennent (il la voit plafonner à un pour cent par an sur un siècle dans les pays avancés) l’accumulation du capital sera moindre et même si les revenus qu’on en tire progressent plus vite que la croissance générale, leur part dans le total n’augmentera pas, voire régressera. C’est ce que Carlos Goes a observé.
Cela dit, ce dernier reconnaît avec une grande honnêteté intellectuelle que ses conclusions valent pour la période de trente ans qu’il a étudiée et qu’il est possible que sur le long terme la thèse de Piketty se vérifie. En effet, l’économiste français a raisonné sur des périodes beaucoup plus longues que son collègue brésilien, et a d’ailleurs admis que sur une échelle de temps plus réduite la relation observée n’est peut-être pas validée. Mais comme son ouvrage ne fournit pas de chiffres précis sur la période 1980-2012 étudiée par Carlos Goes une comparaison directe peut difficilement être établie.
Il reste que le document publié sous l’égide du FMI relance le débat. Goes reconnaît que, si sur les trois dernières décennies la théorie de Piketty est invalidée, comme par ailleurs l’accroissement des inégalités au cours de cette période est une réalité statistique incontestable, il faut bien expliquer cela autrement que par l’écart entre le taux de croissance des revenus du capital et celui de l’économie dans son ensemble.
Il ne prétend pas répondre à la question, mais suggère néanmoins de ne pas se limiter à l’explication unique qui a fait le succès du livre. La montée des inégalités s’explique par plusieurs facteurs (mondialisation, évolution des technologies, compétences et des innovations etc.) qui se renforcent bien souvent les uns les autres.
Un des objectifs poursuivis par Piketty lors de la publication de son ouvrage était de « remettre la question de la répartition au cœur de l’analyse économique ». La dynamique des richesses et de leur distribution était un sujet central au XIXe siècle comme le montrent les écrits d’Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx. Par la suite les économistes se sont davantage intéressés aux problématiques de croissance et de production.
Selon Dani Rodrik, professeur à Princeton, Piketty a atteint son objectif, en apportant « des détails empiriques d’importance cruciale dans le débat public, ainsi qu’un cadre d’analyse simple et utile ». Les critiques qu’il a essuyées et les travaux menés depuis 2013 montrent bien le nouvel intérêt des économistes pour ces questions.
Un constat a priori très positif, aussi bien sur le plan académique qu’opérationnel : plus les inégalités seront étudiées, plus elles auront de chances d’être combattues efficacement. Mais les désaccords persistants entre les experts n’arrangent pas les choses. Les diagnostics posés par les uns et les autres sont très différents et conduisent naturellement à des préconisations très variées, ce qui complique d’autant plus la tâche des gouvernements qui peuvent craindre qu’en se fiant à des analyses erronées, ils ne finissent par aggraver les inégalités qu’ils souhaitent combattre.