Pour tenter d’endiguer le partage de fichiers sur Internet, de plus en plus de pays occidentaux ont adopté ces dernières années des législations dissuasives. Ce faisant, ils se sont trouvés limités dans le recours aux mesures répressives par le fait qu’il n’est aujourd’hui plus vraiment plausible, pour différentes raisons, de menacer de déconnexion les utilisateurs convaincus de téléchargement illégal, même lorsqu’ils sont récidivistes notoires. Les législateurs, pressés par les détenteurs et gestionnaires de droits de propriété intellectuelle de mettre en place un arsenal répressif anti-piratage, sont souvent très tentés de donner droit à ces demandes, mais il y a loin de la coupe aux lèvres.
Pour identifier de manière univoque un utilisateur contrevenant au droit d’auteur, il faudrait rendre impossible l’anonymat sur Internet : une mesure pratiquement impensable dans les pays démocratiques. Compte tenu de la généralisation des réseaux Wifi, un utilisateur cité devant un juge pour téléchargement illégal pourra toujours essayer de se disculper en affirmant que ce n’est pas lui qui a téléchargé, mais un voisin indélicat qui a profité de sa connexion. C’est ce qui, dans le cas de la législation Hadopi en France, a débouché sur l’introduction de logiciels mouchards à l’aide desquels l’internaute est censé sécuriser sa connexion. Bloquer des adresses sur le web pour mettre en échec les sites de téléchargement spécialisés tels que Rapidshare ou Megaupload est problématique, parce que le filtrage de sites sur Internet ouvre la voie à un filtrage général, contraire au principe d’un Internet libre et ouvert.
Autre obstacle : ce sont les téléchargeurs les plus déterminés et les plus avertis qui sont aussi les mieux placés pour effacer leurs traces et se prémunir contre la détection par ceux chargés de scanner les réseaux de partage de fichiers à la recherche de pirates. Ce sont donc les contrevenants les plus naïfs mais aussi les moins actifs qui risquent de se retrouver dans la nasse des policiers : une injustice notoire.
Enfin, les législations anti-piratage opposent systématiquement de puissants intérêts économiques : alors que les détenteurs et gestionnaires de droits crient à la disparition des moyens de subsistance des créateurs et interprètes, les fournisseurs d’accès à Internet commencent par dénoncer la charge financière que représentent les différentes contraintes d’aide à l’identification qu’introduisent les législations, la jugeant inacceptable. Mais de façon plus générale, ils tendent à prendre parti contre la législation au nom des libertés individuelles, refusant, de façon parfois assez démagogique, de devenir les auxiliaires d’une répression qu’ils considèrent comme abusive.
Les différentes approches législatives testées par les pays occidentaux ont toutes plus ou moins cherché à concilier ces différents paramètres. Le dernier rebondissement en date concerne la législation en gestation au Royaume-Uni. Le débat entourant le Digital Economy Act (DEA) s’est distingué par l’âpreté de l’opposition de certains fournisseurs d’accès, qui n’ont pas hésité à porter l’affaire devant la High Court afin de faire annuler le projet de loi. Leur plainte a échoué, avec la publication cette semaine de l’arrêt de la Haute Cour. Le magistrat Kenneth Parker a donné tort aux FAI sur presque tous les points qu’ils avaient soulevés, saluant le progrès que représente à ses yeux le DEA par rapport à la réglementation actuelle. Les plaignants, BT et Talk Talk, n’ont obtenu raison que sur un détail technique concernant la part des coûts qui revient aux FAI lors de la mise en place de dispositifs répressifs, prévue au cas où le piratage se poursuivrait : ils devront payer 25 pour cent du coût de l’envoi des notices d’avertissement, mais n’auront pas à participer à hauteur de 25 pour cent aux coûts de la mise en place d’un organe d’appel chargé de résoudre les contestations. Une maigre victoire. Talk Talk a indiqué qu’il ne baissait pas les bras, envisageant de faire appel ou de tenter de porter l’affaire devant les instances judiciaires européennes. Mais à lire les conclusions de la Haute Cour, on se demande s’ils ont la moindre chance d’obtenir davantage devant les instances supérieures.
Les deux FAI reprochaient surtout au DEA d’être injuste dans ses dispositions leur demandant de « nettoyer » leurs réseaux et trouvaient que les mesures envisagées par le DEA pour lutter contre le piratage étaient disproportionnées. Le juge Parker a repoussé ce point de vue, estimant que la nouvelle législation se contente de suggérer certains moyens, mais est loin de les rendre tous obligatoires. Elle constitue selon lui « un système plus efficace, plus ciblé et plus juste que les arrangements actuels ». Elle ne force en rien les FAI à devenir des mouchards : cette activité de détection et d’identification des contrevenants devra être effectuée par les ayant-droits, les FAI pouvant se contenter à cet égard d’un rôle « passif ».
Reste à voir si le DEA aura plus de succès que les autres législations adoptées ailleurs dans le monde dans ses efforts pédagogiques. Il cherche lui aussi à encourager des offres légales de contenus digitaux en ligne suffisamment bon marché pour que les internautes les adoptent sans se poser de questions. C’est ce qu’a retenu du jugement la responsable de l’organisation British Video Association, Lavinia Carey, déclarant : « Le DEA offre une façon juste, proportionnelle et tout à fait raisonnable pour encourager un changement de comportement et orienter les gens vers des sources légales de divertissements vidéo à travers le processus d’envoi d’avertissements ».
Mais de l’avis général, le prix des contenus proposés en ligne reste trop élevé pour s’imposer. Quelles conditions devraient exister pour que les services tels que iTunes, Spotify ou Netflix baissent significativement leurs prix ? Bien sûr, en pesant sur le budget des ménages, la crise économique a encore aggravé le retard pris dans l‘avènement d’offres légales attractives. Mais ce retard est surtout à imputer à l’inertie des ayant-droits, arque boutés sur leurs marges passées et consacrant davantage d’énergie à défendre un statuquo indéfendable qu’à s’adapter aux mutations technologiques.