La presse n’avait pas goûté ses excès, l’avait traité de provocateur alcoolisé : En ni une ni deux, Martin Kippenberger réagit avec une sculpture, Martin, ab in die Ecke und schäm Dich (1989/90) : un personnage en pantalon foncé, chemise blanche et bretelles, tourné vers le mur, tête baissée et mains derrière le dos – l’artiste honteusement au coin pour faire pénitence. Martin Kippenberger (1953-1997) était un maelstrom de créativité, un ouragan d’idées nouvelles, de provocation et d’humour, qui toisait le bourgeois avec ses tableaux le montrant menotté à une cannette de bière ou tout bandagé après qu’une punkette l’ait tabassé dans son propre club S.O.36 à Berlin (Dialog mit der Jugend). Le contraste entre son chaos créatif, sa démesure, son anarchisme et le sérieux scientifique très sage avec lequel la commissaire Susanne Kleine ou les expertes de son Estate Gisela Capitain et Bärbel Grässlin présentent et encadrent la riche rétrospective intitulée Bitteschön Dankeschön que la Bundeskunsthalle à Bonn consacre à l’œuvre de Kippenberger est hilarant. Ici des dames d’un âge certain tout habillées de noir et commentant très sérieusement le travail de l’artiste dans une vidéo projetée à l’entrée – et là les tableaux que Kippenberger avait fait réaliser par un assistant d’après ses œuvres à lui, dont la qualité l’avait exaspéré au point qu’il ait ressenti le besoin de les détruire et de les jeter dans une benne (Heavy Burschi, 1989/90, exposée plus loin). Même mort, il semble faire un bras d’honneur au système.
Martin Kippenberger, né dans une famille d’intellectuels à Dortmund (sa mère est dermatologue, son père ingénieur), est devenu peintre à Florence – où il avait émigré à 22 ans pour devenir ...acteur. La série de tableaux Uno di voi, un tedesco in Firenze de 1976/77 n’est pas sans rappeler les tableaux gris selon motifs photographiques que Gerhard Richter peignit à cette époque. Elle ouvre l’exposition, dans laquelle on est entré en passant sous de grandes crucifixions de grenouilles ivres aux couleurs pop, si représentatives du sens de la provocation de Kippenberger. Le public luxembourgeois aura plaisir à revoir le Spiderman-Atelier datant de 1996 – un de ses derniers travaux que le Casino Luxembourg avait montré en 2001, dans l’exposition de la collection Herbert. Martine Schneider montra notamment ses modèles pour bouches d’entrée d’un métro fictif.
Son humour corrosif, ses transgressions situaient pleinement Kippenberger dans son époque, celle des babas cools, du pop et des punks, de l’exacerbation de la guerre froide, des Neue Wilden ou de Richter – et du début du néolibéralisme dans le monde de l’art. Il était Fomo (fear of missing out) avant l’invention des réseaux sociaux, il voulait être de toutes les soirées (arrosées), célébrait le « Dabeisein » – « Kippenberger ist gute Laune » promettait-il. Touche-à-tout, il est peintre et sculpteur, performeur et graphiste, acteur et auteur à la fois. « Anarchiste et gentleman », disait sa sœur. Faiseur d’images, metteur en scène de grandes installations improbables, dont certaines sont reconstituées ou réagencées à Bonn – mêlant mobilier en palettes, tableaux, affiches et signalétiques – Martin Kippenberger était aussi un artisan du mot, utilisant souvent du texte dans ses tableaux, collant ailleurs des slogans sur ses toiles ou imaginant des combinaisons. Krieg böse ; Jetzt geh’ ich in den Birkenwald, denn meine Pillen wirken bald ; Political correct (Die Verbreitung der Mittelmäßigkeit) ; Schlau sein dabei sein ou Ich kann beim besten Willen kein Hakenkreuz entdecken sont autant de titres d’œuvres qui sont entrés dans l’histoire de l’art. En 2007, Diedrich Diederichsen a réuni des textes de Kippenberger sous le titre Wie es wirklich war – Am Beispiel Lyrik und Prosa chez Suhrkamp. Quelques exemples de poèmes très dadaïstes : « Seit ich da bin, / weg, weg, weg », « Heute denken /morgen fertig » ou « Nie mehr murren / niemals klagen / einfach dumm stellen / denn Fragen schaden ».
L’exposition à Bonn est très académique et montre de grandes installations dans un aménagement ouvert. Elle vaut surtout le détour pour les aspects moins connus de son travail. Par exemple pour ce grand mur plein à craquer de dessins et d’esquisses que Kippenberger faisait de ses idées, souvent sur les papiers à lettres des hôtels dans lesquels habita ce grand voyageur, et qui prouvent ses qualités artisanales. Ou pour le groupe d’œuvres sur le motif du Radeau de la méduse – tableaux, installations et photos en noir et blanc réalisées par Elfie Semotan montrant Kippenberger prenant les poses vues dans le tableau de Géricault. La rétrospective rappelle surtout qu’il fut un temps où l’art était militant, provocant et radical – et que c’était jouissif et libérateur.