Vulgate Maison Moderne est en train de constituer un canon des patrons luxembourgeois. La maison d’édition (Paperjam, Delano, City Magazine), qui fait également office d’agence de communication, de régie et de « business club », fournit le miroir dans lequel les « décideurs » économiques aiment à se contempler. Ne dites pas publicité ou propagande, dites plutôt « content marketing » et « storytelling ». En 2017 paraissait une monographie sur le concessionnaire automobile Kontz, « éditée sous le regard attentif et bienveillant » des intéressés. En 2018, en collaboration avec la Banque de Luxembourg, Maison Moderne ressortait la brosse à reluire dans Histoires de familles, une manière de s’assurer les faveurs de la clientèle HNWI locale (d’Land du 27 juillet 2018). Début 2019, paraissait un livre sur les origines de la Fédération des industriels luxembourgeois (Fedil) signé par l’historien Charles Barthel,
dont le ton réactionnaire frisait le comique (d’Land du 4 janvier 2019). Puis, présentée ce mercredi, sortait Tête-à-tête avec un optimiste, un long livre d’entretiens avec Norbert Friob, cofondateur de la firme de parachèvement Prefalux.
Dans une chronique diffusée sur Radio 100,7 en janvier 2017, l’essayiste Christian Mosar s’était étonné du « mélange bizarre entre busines talk et Feierwon-Rhetorik » qui caractériserait, selon lui, le discours produit en série par Maison Moderne. Il est effectivement frappant à quel point des valeurs conservatrices comme le travail, la famille, l’héritage et les bonnes œuvres dominent les ouvrages récents. Dans l’introduction à Histoires de familles, l’anthropologue Abdu Gnaba célèbre ainsi « la force de vie » des entrepreneurs et leur « enracinement dans un mode de vie traditionnel qui fait de la défense d’un périmètre nourricier la priorité des priorités ». Vocabulaire qui évoque une Heimattümelei völkisch d’un autre siècle. Abdu Gnaba, qui dirige Sociolab, une « decision-making support agency » immatriculée à Luxembourg, est devenu le « fast thinker » favori du milieu patronal et, sur les 223 pages d’entretiens, Norbert Friob le cite à six reprises.
Ses intervieweurs n’ont pas lésiné sur les louanges : « En plus d’être un créateur et un dirigeant d’entreprises, vous avez également une activité de mécène et de bénévole très intense » ; « vous êtes devenu un personnage qui compte et qui est écouté ». Les questions ne manquent pas d’emphase : « l’élan qui a été le vôtre », « ce formidable investissement personnel », « votre boulimie créatrice » … Des mots d’ordre qu’on retrouve également dans d’autres textes édités par Maison Moderne.
Dans Patrons en France (Éditions La Découverte, 2017), le sociologue Michel Offerlé critique cet « ethnocentrisme entrepreneurial » et relève que « dans les versions les plus naturalistes, des approches gestionnaires cherchent à identifier ces ‘gènes’ propices aux comportements entrepreneuriaux, minimisant les facteurs qualifiés de ‘environnementaux’ ». Des traces de ce naturalisme essaiment l’ensemble de la production de Maison Moderne. « Nous avons cela dans les gènes », dit ainsi Thomas (dit Tommy) Kontz à propos des transmissions de père en fils de l’entreprise. Et aux auteurs de À cent à l’heure de souligner que cette « fibre pour les affaires [est] sans doute héréditaire ». « Pensez-vous que de bonnes fées vous ont déposé certains gènes au pied de votre berceau ? », demande-t-on à Norbert Friob dans Tête-à-tête avec un optimiste.
Dérèglement La lecture du livre d’entretien de Norbert Friob est harassante. Plus de 220 pages de questions-réponses, cela use la patience. En autodidacte, Norbert Friob livre ses « réflexions » sur tous les sujets imaginables : du système scolaire à la Déclaration universelle des droits de l’Homme, en passant par l’histoire de l’empire byzantin. Norbert Friob a également un avis sur le réchauffement climatique. Il s’oppose au consensus scientifique, qu’il qualifie de « dogme », de « doctrine officielle », de « pensée unique » et de « nouvelle religion ». Friob puise, lui, dans les faits alternatifs que même les compagnies pétrolières n’osent plus citer : « Sans être un expert, l’on peut douter de son influence [du CO2] sur le climat ».
Plutôt qu’à l’activité humaine, estime Friob, le dérèglement climatique serait lié à des « causes naturelles ». Puis suivent quatre pages d’entretien avec un ancien prof de physique au Lycée classique de Diekirch (et auto-proclamé « spécialiste des questions environnementales ») qui estime « qu’en matière de réchauffement climatique, contrairement à ce que tout le monde pense, il n’y a pas d’urgence ». En optant pour l’interview de complaisance – la forme publiciste la plus paresseuse et low-cost – Maison Moderne finit par offrir une plateforme au « climate change denial », sans procéder à la moindre vérification des faits. Les auteurs butent sur une limite déontologique, et la franchissent.
Benji Kontz a repris la concession automobile en 2011, à l’âge de 29 ans. Sur la question environnementale, il doit gérer quelques contradictions. Ce passionné d’ornithologie se rappelle avoir « récolté à l’âge de douze ans des signatures contre la construction de la route du Nord (rires) ». « Le côté amoureux de la nature, dit-il, domine sur le reste ». Une déclaration étonnante de la part de quelqu’un qui gagne sa vie en vendant notamment des SUV de Land Rover ... Quelques pages plus loin, le père, Thomas Kontz, explique que le moteur à combustion, « c’est le meilleur type de moteur qui existe, et il résistera sûrement longtemps à tout ce que l’on peut proposer comme alternative ». Après tout, ajoute le fils, « la famille Grand-Ducale se déplace en Land Rover depuis des générations ». Or, tôt ou tard, la flotte de 4x4 surdimensionnés et assoiffés de pétrole finira parmi les stranded assets.
Concessions À cent à l’heure raconte les reconversions d’une famille d’industriels. Durant cinq générations, les Kontz avaient été actifs dans la tannerie, ce dont témoignait la somptueuse « Villa Elisabeth » qui surplombait la vallée de la Pétrusse et que la famille avait fait ériger à la fin du XIXe siècle. Dans les années 1920, Arnold Kontz, grand fan de cyclisme, commencera à fabriquer et vendre des vélos. Durant l’Occupation, son fils, Arnold Kontz II, est arrêté par la Gestapo et sera interné à Hinzert. À son retour en automne 1944, il se lancera dans la commercialisation de motocyclettes Heinkel et de voitures BMW. On pourrait s’étonner (ce que À cent à l’heure ne fait pas) de ce qu’un rescapé des camps allemands se retrouve, dans l’immédiat après-guerre, à vendre des scooters produits par un ancien constructeur de bombardiers et des voitures d’une marque qui, à partir de 1959, sera contrôlée par Herbert Quandt, un ancien industriel nazi responsable de la mort de centaines de travailleurs forcés.
Au Luxembourg, les ventes de BMW exploseront avec le boom de la place bancaire. À la fin des années 1980, le groupe Kontz commence à publier des annonces en anglais dans les journaux luxembourgeois : « Arnold Kontz est probablement le pionnier d’une approche délibérément ciblée envers les expatriés au Luxembourg ». À ce marché s’ajoutera, à partir des années 1990, celui des voitures de fonction du gouvernement et de ses administrations. Douze pour cent de taux de pénétration du marché ; à part dans les pétromonarchies du Golfe, on ne trouve nulle part ailleurs une telle concentration de BMW qu’au Luxembourg. Alors pourquoi avoir vendu, en 2015, la poule aux œufs d’or à Bilia, une multinationale suédoise ? Benji et Thomas Kontz décrivent la cession comme le « couronnement de ce que quatre générations ont réussi à construire ». Et font intervenir un associé de PWC (cela tombe bien, la Big Four compte également parmi les meilleurs clients de Maison Moderne) pour certifier que la vente avait été décidée à « l’initiative » du concessionnaire luxembourgeois. Lisez : et non à l’initiative de la puissante centrale munichoise de BMW.
Dès qu’il s’agit du patrimoine financier, les publications de Maison Moderne deviennent très vite très vagues. La famille Kontz préfère ainsi rester discrète sur ce que lui a rapporté la vente de sa concession. Les auteurs de À cent à l’heure soulignent que celle-ci « comptait parmi les plus grandes et les plus profitables du réseau européen », le lecteur en déduit que l’affaire a dû être importante. Il lui suffit de lire le rapport annuel 2017 de Bilia, pour apprendre que la multinationale suédoise a déboursé 37 millions d’euros pour acquérir la concession luxembourgeoise du groupe Kontz. Du coup, l’affirmation de Benji Kontz qu’il s’agissait de « l’événement le plus intense que j’ai vécu jusqu’à présent au sein de l’entreprise, mais aussi le plus enrichissant et intéressant » prend un nouveau sens.
Self-made Le livre-entretien consacré à Norbert Friob sort du lot. Car, pour une fois, l’ouvrage n’évoque pas un héritier, mais un self-made-man. Michel Wurth, le président sortant de la Chambre de commerce et notable parmi les notables, écrit admirativement que Friob n’a pas été « nourri avec une cuillère en argent ». Né en 1941 à Wolkrange, dans la région frontalière belge, Norbert Friob est l’aîné de quatre enfants. Suite à une blessure de guerre, son père passera le restant de sa vie dans une chaise roulante ; il mourra à l’âge de 48 ans. Le récit que fait Friob de son enfance est dicksonien : « Vivant dans une maison à moitié terminée, très humide, chauffée par un seul poêle et une cuisinière. Cela a d’ailleurs été à l’origine de nombreuses bronchites. »
« La seule condition de survie était de me construire moi-même », dit Friob. Un oncle, qui travaillait comme agent commercial, lui recommande la lecture de « Comment se faire des amis », dit-il, faisant référence au bestseller américain de Dale Carnegie, publié en 1936 et dont le titre complet est : How to Win Friends and Influence People. Sans diplôme universitaire, l’électromécanicien Friob se formera sur le tas, lors de stages et de séminaires, qu’il énumère de manière très pointilleuse.
Au cours de sa carrière, Norbert Friob aura créé plus d’une cinquantaine de sociétés. Tête-à-tête avec un enthousiaste livre une chronologie détaillée des hauts et des bas de quasiment chacune d’entre elles : entreprises du bâtiment, magasins de bricolage, négoces de matériaux de construction, boutiques de meubles. L’ouvrage évoque également quelques projets immobiliers comme la zone d’activité commerciale « Laangwiss » à Junglinster ou le « 83 » sur la route de Hollerich, une charmante oasis post-industrielle qui abrite le Troc, la trattoria Gastronomica ainsi que diverses épiceries, bureaux et ateliers. (Ce terrain, situé dans un quartier en pleine gentrification, a été vendu à Immobel comme vient de l’annoncer la société de promotion début avril).
Lucien Friob, le frère de Norbert, explique que l’acquisition et la réhabilitation d’une friche industrielle à Wiltz dans les années 1990 aurait « généré une plus-value de plusieurs centaines de pour cent dix ans plus tard ». Or, on ne doit pas s’attendre à des révélations sur cet étrange marché de l’immobilier où une décision politique suffit à décupler les profits. Le lecteur se perd dans une forêt de détails sans gagner une vue globale des secteurs économiques et de leur évolution sur les dernières décennies. On cherche ainsi en vain des nababs de l’immobilier comme Giorgetti, Becca, Hein ou Arend & Fischbach. Leurs noms n’apparaissent pas plus que ceux des grandes familles commerçantes comme les Leesch ou les Scholer.
Honoris causa Une large partie de Tête-à-tête avec un enthousiaste, et probablement la plus intéressante, est dédiée aux mandats occupés par Friob. De la Fédération des jeunes dirigeants à l’Union des entreprises luxembourgeoises, en passant par l’Asbl Junglinster Dynamique et le Rotary, Friob énumère tous les postes honorifiques (une bonne quinzaine) qu’il a occupés. En 1992, il est élu président de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC). Pour quelqu’un qui s’était lancé dans les affaires en tant qu’outsider, cette activité honorifique aura pas peu aidé à nouer des liens avec les milieux patronaux et politiques. Friob était surpris à quel point la présidence de la CLC était chronophage et peu compatible avec la gestion quotidienne d’une entreprise : « Je me suis rapidement rendu compte que […] les quatre à cinq heures passées en moyenne par jour directement ou indirectement au service de la CLC ne suffisaient pas ». Ce n’est probablement pas un hasard si Fernand Ernster, l’actuel président de la CLC, expliquait dans Histoires de familles s’être « désengagé progressivement de l’opérationnel » de son entreprise.
En 1994, Norbert Friob sera « élu » à la Chambre de commerce, où il siégera comme un des vice-présidents de Joseph Kinsch, le directeur de l’Arbed. Quatre ans plus tard, il sera « sollicité pour poser ma candidature à la succession de M. Kinsch », mais décidera « de ne pas le faire, mais plutôt de soutenir celle de Michel Wurth ». Ce furent les premiers commencements d’une fronde contre la « Chambre de l’Arbed » qui débouchera, vingt ans plus tard, sur la présidence de Luc Frieden, l’homme de la finance.
Gender Le patronat est une des catégories sociales les moins féminisées. Les livres édités par Maison Moderne racontent donc d’abord un monde d’hommes. Ceci est surtout perceptible dans les témoignages de la génération née dans les années 1940. Thomas Kontz évoque ainsi son épouse, « à tous les points de vue la femme idéale » : « Elle s’occupait intensivement à élever nos deux enfants, compensant tout naturellement les absences du père dues à des longues journées de travail ». Son rôle au sein de l’entreprise semble s’être limité à accompagner son mari « à tous les événements officiels » et aux « petites et grandes réceptions ».
Dans le préambule à son livre, Norbert Friob dit « merci à [sa] famille d’avoir accepté avec délicatesse que je la délaisse pendant de nombreuses journées de vacances et de loisirs ». Les attentes des millenials semblent avoir évolué. Lors d’un entretien avec Friob, la jeune entrepreneure Tina Leurs évoque son admiration pour Jack Ma, le fondateur d’Alibaba (« Nous regardons ses vidéos toutes les semaines pour nous inspirer »), puis de donner à penser que « dans le privé, lorsque viendra le moment d’avoir des enfants, ce sera plus compliqué aussi ».