Le 10 avril dernier, le ministre de la Justice François Biltgen (CSV) informe ses collègues réunis en conseil des ministres qu’il vient de transmettre sa démission au Premier ministre, se portant candidat au mandat vacant de juge à la Cour européenne de Justice. Le même jour, lors de la même session, le projet de réforme du droit de la filiation y est accepté. François Biltgen l’envoie la semaine suivante au Palais pour signature de l’arrêté de dépôt par le grand-duc et le texte est déposé le 25 avril à la Chambre des députés – une semaine avant la passation des pouvoirs au ministère de la Justice. À sa successeure, Octavie Modert (CSV), maintenant de défendre la réforme et l’accompagner à travers les instances politiques.
Cette réforme, annoncée de longue date et attendue en automne déjà, est la dernière pièce du grand puzzle de la modernisation du droit de la famille inscrite dans le programme gouvernemental 2009-2014 et dont les premiers éléments sont discutés depuis plusieurs années à la Chambre des députés : mariage, divorce, adoption, homoparentalité, autorité parentale... Conscient de l’importance de son projet de loi (ou de son départ), François Biltgen s’est lancé avec toute la verve rhétorique de sa morale chrétienne dans un exposé des motifs enflammé, avec des considérations générales du genre : « La filiation est l’histoire et l’avenir d’une personne et d’une société » ou « La filiation n’est pas seulement un patrimoine génétique. Au fait biologique de la procréation s’ajoutent et parfois se substituent des données sociales, culturelles, individuelles et familiales ». Mais il constate aussi que la science, ses certitudes et ses possibilités viennent fondamentalement changer la donne. Le projet de loi en dresse aussi des limites morales.
Des limites que René Schlechter, l’ombudsman pour les droits de l’enfant (Ombudscomité fir d’Rechter vum Kand, ORK) et Françoise Gillen, la juriste du service – tout en saluant le projet de loi en soi et ses avancées revendiquées depuis longtemps, comme l’abolition de la différenciation obsolète et régulièrement critiquée sur le plan international entre enfants légitimes et enfants naturels – regrettent. Une des restrictions des plus catégoriques dans ce texte, qui prend enfin en compte les cas des enfants nés grâce à la procréation médicalement assistée (PMA, une naissance sur six), est celle de l’interdiction de la gestation pour autrui – ou « mères porteuses ». S’appuyant sur l’avis exhaustif de la Commission nationale d’éthique (CNE) sur la PMA paru en 2001, le projet de loi indique, dans l’article 342-11 que « toute convention sur la gestation pour le compte d’autrui est nulle ». « Pourtant, regrette Françoise Gillen, de tels enfants existent, nous avons parfois des familles désespérées qui nous contactent avec des cas très complexes. » Ces enfants, qu’ils soient ceux d’un couple hétéro- ou homosexuel, forcément conçus à l’étranger, n’ont alors aucun droit au Luxembourg, pour les faire reconnaître, les parents doivent procéder à l’adoption, qui est longue et difficile.
Mais pour le gouvernement, la gestation pour autrui est la limite à ne pas franchir, considérée comme « contraire à l’ordre public » ou au « principe d’indisponibilité du corps humain ». Les militants catholiques simplifieront en affirmant que l’homme ne peut pas se substituer à dieu, ne peut pas repousser les barrières naturelles du corps... – le même discours qu’il y a 35 ans, lors de la naissance du premier « bébé éprouvette ». Or, l’homme le fait, repousse les limites. Car devant les obstacles que le corps humain peut imposer au désir d’enfant, la souffrance des couples peut être énorme, et la science avance à pas de géant depuis 40 ans, de la stimulation hormonale en passant par l’insémination artificielle, la fécondation in vitro, le don de sperme, d’ovocytes ou de gamètes, jusqu’à la gestation par autrui. Le projet de loi, tout en prenant désormais en considération la PMA, substitue les « filiations établies par leur épaisseur temporelle et affective » à « l’exigence de vérité biologique ».
Ainsi, il veut limiter autant que faire se peut les recherches en paternité ou en maternité « biologique » des enfants nés avec l’aide d’une PMA, ou encore de ceux qui naissent par un accouchement anonyme. Mais aussi les contestations de parentalité d’un des partenaires d’un couple, qui, suite à une séparation douloureuse par exemple, mettrait en doute sa responsabilité pour cet enfant. « Toute contestation de la filiation sociale appuyée sur la filiation biologique doit être exclue tout comme, par ailleurs, toute forme de chantage tant à l’égard de la famille sociale que du ou des donneurs de l’enfant, » écrivait la CNE dans ses recommandations en 2001.
« Nous saluons que le projet de loi conçoive désormais la procréation comme un véritable ‘projet’ d’un couple », souligne René Schlechter de l’ORK, qui, dans un avis publié dans le rapport annuel 2012 de l’office, avait proposé justement de s’inspirer du modèle canadien d’officialisation du « projet parental ». Dans son article 313-1, le projet de loi impose ainsi aux partenaires voulant avoir recours à une PMA nécessitant un tiers donneur (dons de sperme, de gamètes, d’ovocytes) une « déclaration conjointe » devant le président du tribunal d’arrondissement ou un notaire qui les informe aussi sur « les conséquences de leur acte au regard de la filiation ». Ce consentement officiel interdira par la suite toute action aux fins d’établissement ou de contestation de filiation.
C’est le principal ténor du projet de réforme, qui traverse le texte comme un fil rouge : le lien de l’enfant, qu’il soit recueilli, adopté, né par PMA, avec sa famille d’accueil, doit prévaloir sur toute autre considération : outre la reconnaissance d’une parentalité (le texte se limite souvent au père, l’homoparentalité n’est pas encore explicitement réglée) par preuves scientifiques, comme les empreintes génétiques, d’autres moyens, comme notamment la possession d’état – prouver qu’on a élevé, nourri, éduqué un enfant en réunissant un maximum de preuves et de faits qui puissent révéler le lien de filiation – sont mis sur un pied d’égalité pour établir une filiation. Mais une fois cette filiation établie, le projet de loi veut éviter que l’enfant, notamment celui qui est né par PMA ou par accouchement anonyme (ils étaient quatre en 2007), aille trop fouiller dans ses origines.
Or, à l’ORK, on sait que les enfants devenus de jeunes adultes chercheront forcément à savoir d’où ils viennent, pour trouver leur identité, savoir qui ils sont exactement. Conscients à quel point le secret, le fait de ne pas savoir est une souffrance, l’ORK commence souvent avec eux le parcours du combattant pour avoir quelques indications et lever un peu de voile de ce secret, de l’anonymat qui entoure leur conception. En l’absence de toute base de données ou de recueil minimal d’informations concernant ces naissances, Marie Anne Rodesch-Hengesch, la précédente présidente de l’ORK, passait souvent par les voies informelles, orales, des contacts humains avec des sages-femmes ou de gynécologues ayant connu les cas d’accouchement anonyme par exemple... mais ces témoins disparaissent peu à peu, des débuts de fichiers (illégaux) ont été détruits par les médecins qui les tenaient avant leur mort.
Dans son plaidoyer de 2012, l’ORK, estimant que « le don d’hérédité est un don spécifique. Un don de vie », a proposé que soit créé un organisme indépendant qui conserve des données identifiables et non identifiables sur les donneurs que les enfants, une fois atteint l’âge adulte, puissent consulter pour les aider à ses structurer – des données sur le patrimoine génétique par exemple, pourraient s’avérer vitales pour l’enfant. Mais le ministre de la Justice n’a pas voulu suivre cette voie. D’ailleurs il est flagrant à quel point la PMA reste un trou noir du côté du ministère de la Santé aussi, qui l’ignore tout simplement, comme si elle n’existait pas. Il n’y a pas de législation dans ce domaine. Or, aussi bien la Commission nationale d’éthique que l’ORK s’interrogent sur des questions fondamentales comme : Ne faudrait-il pas enfin introduire une banque de sperme ? Qu’en est-il des donneurs ? Que faire des ovocytes ou des embryons surnuméraires après une stimulation ovarienne en cas de fécondation in vitro, peut-on les utiliser à des fins de recherche ? (Même le CNE n’était pas unanime sur ce point). Faut-il officialiser la gratuité du don ? Faudrait-il lever l’anonymat des donneurs, ne serait-ce que partiellement, comme le font de plus en plus de pays ? Actuellement, le Centre hospitalier pratique des PMA et fonctionne selon des règles qu’il s’est données lui-même. La grande majorité des couples toutefois vont à l’étranger, en Belgique et en France essentiellement, pour pratiquer des PMA ; les assurances maladie les remboursent jusqu’au dernier centime d’euro et donc les reconnaissent de facto.
Avec cette réforme, ce sont surtout les responsabilités et les devoirs des deux parents qui seront clarifiés, aussi les devoirs financiers, comme le payement d’aliments en cas de divorce, ou lors du partage du patrimoine en cas d’héritage. Tous les enfants seront désormais sur un pied d’égalité, qu’ils aient été conçus dans le cadre d’un mariage ou hors mariage (comme un tiers des naissances désormais), de manière naturelle, à l’aide d’une PMA ou qu’ils aient été adoptés – c’est une avancée énorme, fut-elle aussi symbolique qu’évidente. Plus aucun parent ne pourra se désister de ses obligations par rapport à son enfant, quelle que soit la situation du couple initial, cela aidera beaucoup d’enfants à pouvoir garder ces liens souvent fragilisés avec les deux parents. Mais il demeure que la famille hétérosexuelle avec enfants naturels reste une norme extrêmement forte dans le texte, toute autre forme de vie et tout autre mode de filiation étant vus comme divergents et ayant besoin d’être fortement encadrés par des enquêtes sociales, des contrats, et même des juridictions.