Coïncidence : au moment même où le thème, jusque là fort technique, de la dette publique se retrouve au centre de l’actualité économique et politique, des chiffres très instructifs sont publiés sur le surendettement des ménages. Peut-on établir un parallèle entre l’endettement des particuliers et celui des États ? La tentation est d’autant plus grande que certaines mesures destinées à le limiter se ressemblent beaucoup. Jusqu’où peut aller la transposition ?
En juin dernier, la Banque de France a publié un document épais (318 pages) et extrêmement détaillé sur le surendettement des ménages de ce pays, où existe depuis 1989, comme dans la majorité des membres de l’UE, une procédure spécifique destinée à en prévenir l’apparition et à en traiter les effets. Un premier chiffre mérite que l’on s’y arrête : l’encours moyen des dossiers déposés représente, dans près de neuf cas sur dix, 147 pour cent du revenu annuel des ménages concernés. Un niveau élevé, mais dont se satisferaient bien la Grèce ou le Japon dont la dette atteint respectivement 180 pour cent et 230 pour cent de leur PIB.
Autre constat instructif du rapport : dans la plupart des cas, la situation de surendettement se résout par un accord amiable avec les créanciers sur la base de deux mesures simples, l’allongement de la durée de remboursement et la réduction des taux d’intérêt. Assez fréquemment la suspension de certaines dettes est accordée pour une durée maximum de deux ans. Parallèlement les ménages se voient interdire tout nouveau recours au crédit pendant un minimum de cinq ans. Ces solutions sont-elles applicables aux États très endettés ?
A priori la réponse est positive. Fin juin. l’ancien président du FMI Dominique Strauss-Kahn, s’exprimant, sans doute un peu tardivement, sur le cas de la Grèce, a ainsi proposé, entre autres mesures, que ce pays bénéficie d’une « très large extension de la maturité » de sa dette publique tout en n’ayant plus droit à aucun financement de l’UE ou du FMI. Il suggérait également un moratoire de deux ans. Un dispositif en tous points semblable à celui qui serait appliqué à un ménage surendetté, avec une différence majeure : contrairement à la dette des ménages, essentiellement à court terme, celle des États est principalement à long terme (90 pour cent dans l’UE) pour des durées parfois déjà très importantes, difficiles à rallonger. Les taux d’intérêt sont aussi beaucoup plus faibles.
La position de DSK, qui rejoint celle d’autres économistes, a reçu l’appui étonnant du FMI, trois jours à peine avant le référendum grec. Tout en critiquant vivement la politique du gouvernement grec le FMI a proposé, parmi d’autres solutions, de porter à quarante ans l’échéance de remboursement des prêts consentis par les pays de l’UE (qui représentent deux tiers de la dette grecque) et même d’accorder une période de grâce de vingt ans pour le paiement des intérêts.
Les préconisations de ce rapport, dont il est avéré que les pays de l’UE ont tenté d’empêcher la publication avant le vote grec, a sans doute donné un coup de pouce décisif au « non » et M. Tsipras n’a d’ailleurs pas manqué de s’en prévaloir dès sa publication, reprenant aussitôt à son compte une autre solution envisagée par le FMI, à savoir une « décote de trente pour cent de la dette ».
Cette proposition correspond à celle faite dès janvier 2015 par la banque Lazard, qui conseille la Grèce sur la gestion de sa dette. Son associé-vedette le français Matthieu Pigasse (par ailleurs actionnaire de référence du journal Le Monde et proche du pouvoir à Paris) a proposé que sur les quelque 200 milliards d’euros de dette grecque détenue par des entités publiques étrangères, la moitié soit abandonnée, donc cent milliards, ce qui correspond bien à environ trente pour cent du total de la dette grecque, estimé à 320 milliards.
DSK de son côté évoquait – mais sans donner de chiffres précis – « une réduction nominale massive » de la dette grecque à l’égard des institutions publiques. Peut-être pensait-il, comme de nombreux autres économistes, au cas de... l’Allemagne. En 1953, les accords de Londres avaient permis à la jeune République Fédérale de réduire sa dette extérieure de 63 pour cent, sans condition d’échéance et avec la possibilité de payer en marks ! M. Pigasse considère que la remise accordée à la Grèce ramènerait sa dette à un niveau plus soutenable, d’environ 120 pour cent du PIB. Pourtant rien n’est moins sûr car même avec un « haircut » considérable, tout dépend de la capacité de remboursement du débiteur.
Pour illustrer le problème on peut reprendre le parallèle avec les ménages. Selon la Banque de France, dans plus de la moitié des dossiers de surendettement qu’elle examine, la capacité de remboursement est nulle. Les ménages concernés seraient donc totalement incapables de rembourser toute dette même modeste. Pour environ un tiers des dossiers, représentant vingt pour cent du montant total des sommes dues par les surendettés, la situation est à ce point compromise qu’elle ouvre droit à la « procédure de rétablissement personnel », terme désignant en fait une faillite civile, avec remise à zéro des compteurs, c’est-à-dire effacement partiel ou total des dettes.
Au niveau des États, la capacité de remboursement est notamment exprimée par l’excédent budgétaire primaire, c’est-à-dire avant remboursement des emprunts. L’économiste Thomas Piketty a fait observer que le Royaume-Uni, dont la dette avoisinait 200 pour cent du PIB au début du XIXe siècle après les guerres napoléoniennes, avait mis un siècle pour la rembourser, bien que réalisant (les meilleures années) un excédent primaire de trois à quatre pour cent du PIB, dans un contexte très peu inflationniste pour cause d’étalon-or.
Un calcul identique appliqué aux pays de la zone Euro, hors Grèce, donne un délai de près de 70 ans pour apurer la dette actuelle (environ 90 pour cent du PIB avec un excédent primaire de 1,3 pour cent). Quant à la Grèce qui, dans le meilleur des cas, est supposée réaliser en 2015 un excédent primaire de un pour cent du PIB, elle mettrait 180 ans à rembourser sa dette, toutes choses égales par ailleurs !
Ce simple constat arithmétique, bien qu’approximatif, explique sans doute l’étonnante prise de position, le 3 juillet, de Catherine Mann, la cheffe économiste de l’OCDE, à l’occasion des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence. « En grande partie due à une croissance atone, la dette publique a fortement augmenté durant la récente crise pour atteindre 111 pour cent du PIB en 2013, en moyenne dans les 34 pays membres, soit le niveau le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale » a-t-elle relevé. Elle était de 59 pour cent du PIB en 1987 et de 75 pour cent en 2007.
L’OCDE a établi les seuils de dette publique au-delà desquels les États se trouvent en « zone de danger ». Pour les pays avancés, le niveau à partir duquel les effets néfastes pour l’économie apparaissent se situe entre 70 et 90 pour cent du PIB tandis que pour ceux de la zone euro, il n’est que de 50 à 70 pour cent. Ces derniers doivent en effet être plus prudents parce que « contrairement à d’autres, ils ne peuvent pas utiliser la politique monétaire pour soutenir leur propre croissance. »
Le chiffre le plus étonnant, qui curieusement n’a pas eu de grand écho médiatique malgré les circonstances, est que le « niveau prudent d’endettement » de la Grèce serait à long terme d’environ 35 pour cent du PIB, contre quelque 180 pour cent aujourd’hui. Une préconisation qui reviendrait à effacer 255 milliards d’euros !
Le problème est qu’un grand nombre de pays sont aujourd’hui au-dessus des limites fixées (presque tous les membres de la zone euro) et certains ont une dette qui, même si elle ne paraît pas très élevée, est insoutenable eu égard à leur capacité de remboursement. Cela signifierait, si l’on suit Mme Mann, qu’il faudrait alors envisager des remises de dettes qui s’étendraient bien au-delà de la Grèce. Or, si on sait à peu près comment faire quand un seul pays est concerné, personne n’a d’idée précise de la manière dont une réduction ordonnée des dettes de plusieurs pays pourrait être mise en œuvre.