La politologue française Catherine Wihtol de Wenden plaide depuis longtemps pour une libéralisation de l’immigration sur le territoire de l’espace Schengen pour enrayer le trafic et les morts

« Gérer les migrations, ce n’est pas faire la guerre »

d'Lëtzebuerger Land du 03.07.2015

d’Lëtzebuerger Land : La semaine dernière, les chefs d’État européens n’ont pas pu trouver de consensus sur des quotas de réfugiés que les pays seraient prêts à accueillir et disent vouloir se montrer solidaires des pays du sud sur base « volontaire ». Un des pays opposés aux quotas était notamment la France. Qu’est-ce que cela dit de la solidarité européenne ?

Catherine Wihtol de Wenden : Et bien, ça en dit l’absence. Si on compare l’attitude d’aujourd’hui à celle de nombreux pays, dont la France, à l’égard des boat people vietnamiens en 1975, on en est très loin. Mais le monde n’est plus le même aujourd’hui, il y a eu la montée de l’extrême-droite et celle du chômage, puis la multiplication des sondages d’opinion... tout cela a contribué à durcir le discours politique. J’ai trouvé que la proposition de la Commission européenne, de coupler les quotas à des facteurs comme la population du pays, le PIB ou le nombre de réfugiés déjà sur le territoire, était tout à fait raisonnable. Mais les pays européens ont très mal vécu le fait qu’on leur impose des quotas, alors qu’ils ont leurs propres politiques d’asile, et craignaient les réactions de leurs populations. C’est pourquoi ils ont alors voulu réaffirmer leur souveraineté. C’est ce qu’a fait Manuel Valls quand il est récemment allé à Nice et à Menton. Et c’est ce qu’a fait Matteo Renzi à Rome, en soulignant que l’Italie fait déjà beaucoup pour l’accueil des réfugiés.

Cela dit aussi que l’Europe n’est pas prête à s’accepter comme continent d’immigration, ce qu’elle est pourtant en réalité. En 2014, il y a eu 630 000 demandes d’asile en Europe, ce qu’on n’a jamais eu depuis l’instauration du système de Dublin, en 1990. L’Allemagne en a comptabilisé à elle seule plus de 200 000, c’est énorme ; la France tourne autour de 61 000 ou 62 000. (Le Luxembourg a enregistré, en 2014, 1 091 nouvelles demandes du statut de protection internationale, la moitié des demandes déposées en 2011 et 2012, ndlr.) Alors, avec la montée de ces chiffres, il y a une inquiétude en la matière, que la Hongrie transpose en érigeant un mur à sa frontière avec la Serbie – ce qu’elle a tout à fait le droit de faire, comme il s’agit d’une frontière extérieure.

Ces migrants arrivent surtout par la Méditerranée, au péril de leur vie, où ceux qui ne meurent pas noyés (1 800 morts depuis le début de l’année) atterrissent alors sur une île grecque (600 réfugiés par jour, de Syrie, d’Afghanistan et d’Iraq surtout, selon l’UNHCR ; 48 000 depuis le début de l’année) ou en Italie (54 000 nouveaux arrivants en cinq mois), des pays déjà secoués par la crise économique.

Oui, ils arrivent par la mer, mais pas que. Il y en a aussi qui empruntent des voies terrestres, même s’ils sont beaucoup moins nombreux. Ils passent alors par la Bulgarie et puis la Grèce, ou par la Serbie et puis l’Hongrie... Ce que je veux dire, c’est que si on ferme une frontière, les migrants trouveront toujours une autre voie. On assiste aujourd’hui au résultat de trente ans d’échec du système de dissuasion des migrations.

Les politiques européennes ne sont plus du tout adaptées à la situation actuelle. Dublin II, qui, en 2003, instaurait ce célèbre « one stop – one shop » – c’est là où on met les pieds en premier qu’on doit être accepté comme demandeur d’asile – faisait suite à la pression de pays comme l’Autriche ou l’Allemagne, qui recevaient le plus de nouveaux arrivants provenant des pays de l’Est, après la chute du mur de Berlin et les guerres des Balkans. Ils voulaient un meilleur partage du fardeau. Aujourd’hui, la situation est différente : ce sont tous les pays qui ont une façade méditerranéenne qui reçoivent le plus de demandeurs d’asile. La Lybie, la Corne de l’Afrique, la Syrie ou l’Irak, tous ces pays en crise voient leurs exilés prendre le chemin de la Méditerranée.

Lorsque des pays comme la France ou l’Autriche annoncent vouloir sinon fermer, au moins contrôler leurs frontières avec les pays du Sud de l’Europe, où seront alors bloqués les migrants, n’est-ce pas un échec de Schengen – et ce juste au moment où on en fête le trentième anniversaire en grande pompe ?

Oui, en partie. Schengen, c’est avant tout un système qui garantit la libre-circulation intérieure dans les pays signataires ; c’était à l’époque une approche expérimentale des pays participants. Et d’une certaine manière, Schengen est un succès : on a beaucoup plus de mobilité au sein de l’Europe. Aujourd’hui, 40 pour cent de la mobilité intra-européenne est celle d’Européens, qui en ont le droit. Et la plupart du temps, cette mobilité n’est même pas une migration purement du travail, à l’exception des Portugais, des Italiens et des Espagnols, qui montent vers le Nord, mais ce sont avant tout des regroupements familiaux ou des étudiants.

Ce n’est que dans une deuxième phase qu’on a doublement fermé les frontières extérieures de cet espace. Il y a eu 40 000 morts aux frontières extérieures de l’espace Schengen depuis les années 1990, c’est un terrible échec des politiques de répression ou de dissuasion militarisées. Et cela dans un continent qui veut être la patrie des droits de l’homme.

Les chiffres de réinstallations invoqués sur le plan européen – 40 000 pour toute l’Europe – était extrêmement bas, et ne concernaient que ceux des migrants ayant déjà le statut de réfugié politique (Syriens, Érythréens…), alors qu’il est estimé qu’un million de réfugiés frapperaient cette année aux portes du continent et que les déplacés et réfugiés sont autrement plus nombreux dans les pays voisins des guerres et crises actuelles, comme en Turquie, en Éthiopie ou au Soudan. Ces débats sont-ils alors plus symboliques que rationnels ?

Oui, c’est très peu. Et ce chiffre de 40 000 avait encore été revu à la baisse, dans l’espoir de trouver un consensus. Il faut savoir qu’il y a aujourd’hui 1,8 million de réfugiés syriens en Turquie, 800 000 au Liban, qui est un tout petit pays, et 600 000 en Jordanie. 40 000, c’était un chiffre symbolique – et même celui-là n’a pas été accepté.

La politique européenne en matière de migrations doit être une des priorités de la présidence luxembourgeoise du conseil des ministres de l’Union européenne, qui a commencé ce mercredi. Or, cette politique est surtout une politique répressive et comporte une augmentation des moyens pour la police des frontières ou une lutte contre les réseaux de passeurs, où est même envisagé de détruire leurs chalutiers. Une politique qui est surtout meurtrière.

C’est une bonne chose que le Luxembourg soit désormais en charge de ce dossier – c’est mieux qu’il soit géré par un pays qui a l’habitude d’une présence de quarante pour cent d’étrangers sur son territoire que, par exemple, par la Hongrie sous Victor Orban. Mais il faudra insister sur le respect du droit d’asile et constater l’échec des politiques répressives. Gérer les migrations, ce n’est pas faire la guerre. La répression militaire coûte cher et ne mène à rien. Mare Nostrum a fait beaucoup plus que l’agence Frontex en Méditerranée. On doit d’urgence réfléchir à une ouverture ciblée des frontières pour légaliser les migrations pour le travail.

Ces stratégies militaires évoquées par les chefs d’État européens pour chasser les passeurs sur leur territoire d’origine ou en noyant leurs chalutiers, ce n’est pas faisable. Faire la guerre avec des drones sur le territoire d’un autre pays, c’est impossible, aussi juridiquement. Comment est-ce que cela fonctionnerait ? Et puis cela ne servirait à rien, le trafic serait encore plus cher et pomperait encore davantage les économies locales, les réseaux seraient encore plus criminels et les périples encore plus dangereux. On n’a qu’à regarder ce qui s’est passé avec le prohibitionnisme de l’alcool ou de la prostitution : tout se passe alors dans la clandestinité.

En fait, l’immigration est aussi un facteur de développement : l’Europe vieillissante est bien consciente qu’elle a besoin des migrations pour servir son marché de l’emploi, mais veut surtout contrôler les entrées sur son territoire, laisser entrer ceux des migrants qui ont des compétences pointues en leur facilitant l’accès et détourner les autres – en gros, il s’agit d’une sélection sociale. Est-ce que cela peut fonctionner ?

Ce qu’il faut faire pour enrayer l’immigration clandestine, c’est ouvrir d’autres voies légales d’entrer sur le territoire européen : pour des commerçants, des étudiants, des stagiaires, des spécialistes. Les réfugiés économiques actuels ne demanderaient alors plus l’asile. Aujourd’hui, beaucoup de pays européens ont instauré des système de cartes bleues pour encourager l’arrivée de travailleurs hautement qualifiés – mais cette barre est placée beaucoup trop haute. L’Europe a aussi besoin de profils moyennement qualifiés – beaucoup de métiers sont à la recherche de main d’œuvre – et de très peu qualifiés. Ces emplois sont aujourd’hui occupés par des sans-papiers, ce n’est pas normal.

Est-ce qu’une libéralisation radicale des migrations, une telle ouverture des frontières extérieures, que vous défendez souvent, ne risquerait pas d’entraîner des afflux massifs de migrants ?

Non. Il n’y en aurait pas tant que ça. Il ne faut pas oublier que seulement 3,1 pour cent de la population mondiale est actuellement en migration, ce n’est rien. Et toutes les études prouvent que plus les frontières sont fermées, plus les gens s’installent durablement, parce qu’ils savent que migrer est compliqué et coûte cher. On a vu avec les gens de l’Est, par exemple les Polonais qui ont émigré en Grande-Bretagne avant et après 2008, qu’ils faisaient des allers-retours, sans s’installer durablement. Et ça, c’est bon pour l’économie, pour le marché touristique par exemple. Il y a alors beaucoup plus de fluidité. On est nombreux à expliquer cela, et à le prouver avec nos recherches, mais on a du mal à être entendus par les pouvoirs publics.

Un des axes de la politique européenne pour enrayer les migrations, souvent invoqué par les décideurs, serait d’intervenir dans les pays d’origine des migrants, d’augmenter l’aide à la coopération par exemple. Est-ce un leurre ?

On n’enrayera pas les migrations de cette façon. Parce que beaucoup de lieux sont devenus invivables. Regardez le Nigéria, qui est pourtant un pays riche, ou le Cameroun, en crise depuis quarante ans. On ne peut pas envoyer de l’argent et espérer que les gens restent dans ces pays à subsister comme agriculteurs comme il y a trente ans. En fait, plus les gens sont scolarisés et plus ils ont besoin et envie de bouger, surtout quand leurs pays sont mal gérés. C’est compréhensible ; ils sont comme nous, en fait.

Catherine Wihtol de Wenden est docteure en sciences politiques à Sciences Po Paris, directrice de recherche au CNRS. Elle est l’auteure de nombreux livres de référence sur les migrations, notamment l’Atlas mondial des migrations ou La globalisation humaine. Elle a été consultante pour divers organismes internationaux sur ces questions, notamment pour l’OCDE, la Commission européenne ou le Haut commissariat pour les réfugiés (HCR).
josée hansen
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