Les professionnels du tourisme de Djerba n’ont aucune visibilité sur la saison estivale à venir, qui en période d’activité « normale », assure le remplissage à plus de 90 pour cent les 140 hôtels que compte l’île tunisienne et au-dessus des 50 pour cent en moyenne entre avril et novembre. Les touristes hésitent à réserver pour les mois d’été en raison d’abord des frappes aériennes et de la guerre civile en Libye, dont la frontière est à moins de 300 kilomètres. Les sondages montrent par exemple que les Français, qui sont le premier groupe à passer leurs vacances en Tunisie après les Allemands et les Italiens, bouderont cette destination en juillet et en août. La levée des restrictions pour les voyageurs, couplée aux offres alléchantes des tour-opérateurs européens ne suffisent pas à faire revenir les clients, alors même que le pays, libéré du joug de son ancien dictateur Ben Ali, semble avoir retrouvé un peu de sa sérénité.
De manière générale, les infrastructures hôtelières de Tunisie n’ont pas été touchées par la Révolution et seraient donc en mesure de fonctionner à plein régime. Djerba n’a d’ailleurs connu aucune secousse politique (mis à part une grève des policiers) et la transition politique vers le régime provisoire, en attendant les élections du 24 juillet, s’est opérée sans heurts. Le taux de remplissage des hôtels ouverts à l’année (une cinquantaine) tourne actuellement sous les trente pour cent, alors qu’il faudrait au moins maintenir un rythme proche de quarante pour cent pour assurer la rentabilité des infrastructures, payer le personnel et maintenir les emplois stables.
Les Tunisiens les plus lucides savent que la « Révolution de la dignité » leur fera perdre une année de tourisme, avec une fréquentation de l’île de Djerba qui devrait chuter entre soixante et 70 pour cent par rapport à la saison précédente. « Nous nous y attendions, indique Christian Antoine, directeur général pour l’Afrique du nord, l’Égypte et la Jordanie de la chaîne hôtelière Radisson Blu. « Ce sera la contribution du secteur touristique à la révolution », ajoute-t-il.
Le prix de la liberté pèse lourd sur l’économie d’un pays qui tirait en 2010 sept pour cent de son PIB de l’activité touristique, faisant vivre directement ou indirectement un tiers de la population. La révolution ferait perdre chaque mois 50 000 emplois. À ce rythme, il y aura 200 000 demandeurs d’emploi de plus en juin, ce qui fera passer leur nombre total de 500 000 à 700 000. L’institut national de la statistique de Tunisie comptabilisait en mars 2010 150 000 chômeurs diplômés.
« L’appel à la solidarité internationale a ses limites et il ne faut pas s’attendre à des flux importantes d’aide ; les relations financières internationales n’étant jamais désintéressées, par conséquent nous n’avons d’autres choix que de compter sur nous-mêmes, de nous calmer, de revenir au travail et de nous armer de tolérance et de patience », analysait lundi un journaliste tunisien dans le quotidien francophone La Presse. Un taux de chômage frisant les 20 pour cent, une croissance quasi nulle pour 2011, un déficit budgétaire et des paiements courants « insoutenables » et des tensions grandissantes entre la population, « que faut-il de plus, soulignait- il encore, pour prendre conscience des dangers qui peuvent compromettre notre jeune révolution et nos chances de redémarrer la reconstruction de notre pays sur des bases saines ? »
Mais comment faire et où trouver l’argent alors que les investisseurs comme les touristes fuient le pays et que le principal syndicat, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), met la pression sur le gouvernement de transition pour augmenter les salaires et hisser les droits sociaux à des niveaux acceptables ? Les professionnels du tourisme appellent les Européens à faire un « acte citoyen » en venant en Tunisie et en consommant tunisien. « Avec la révolution, souligne Sami Ounalli, directeur des ventes et marketing de Park Inn, nous avons gagné en capital sympathie, maintenant nous devons gagner en capital confiance ». Les revendications sociales sont présentées comme « un à côté », face à l’urgence de faire rentrer les devises et de relancer l’activité économique. D’où les appels à la patience et à la modération lancés par les milieux d’affaires.
En retrouvant la « dignité » que l’ancien régime leur avait confisquée, les Tunisiens rêvent de repositionner leur pays sur la carte du tourisme : non plus comme une destination low-cost où les prix cassés obligent le patronat à faire le dumping sur des salaires déjà très (trop) bas, mais comme un pays chargé de culture et d’histoire, ce qui avait été très largement occulté par la dictature de Ben Ali, pour laquelle les plages de sable fin étaient l’argument de vente numéro un.
Amel Ouriemmi, responsable marketing de Royal Thalasso, un des principaux et des plus anciens centres de thalassothérapie de Djerba, fait partie des professionnels du tourisme tunisien qui entendent développer un « tourisme solidaire » et différent, qui assure la pérennité du secteur « à court et à moyen terme » et « son développement réfléchi et responsable ». Au lendemain de la révolution, la jeune femme a crée un groupe de discussion du Facebook, Tunisie Révolution et Tourisme, où foisonnent les idées des professionnels (1 260 adhérants dans le groupe) pour assurer une « reprise graduelle » de la programmation de la Tunisie par les tour opérateurs « à la lumière de l’évolution politique et sociale du pays ». Donc pas à n’importe quel prix. Amel Ouriemmi juge d’ailleurs qu’il est temps que les professionnels du tourisme prennent eux- mêmes leur destin en main plutôt que de s’appuyer sur le seul ministère du tourisme, qui a montré les limites de son efficacité. Rien ne l’agace ainsi autant que la campagne de communication, d’ailleurs peu efficace, lancée en février dernier par le ministère du Tourisme sur le credo du « Bronzez libres » en Tunisie, comme si le régime dictatorial de Ben Ali avait gêné auparavant les vacanciers occidentaux à étaler leur serviette sur la plage.
« Il faut changer l’image de la Tunisie et ne pas seulement en montrer les plages ou les arcades de Sidi Bouzid. Il y a de la culture à Djerba, il y a aussi un artisanat de qualité qui ne vient pas à 90 pour cent de la Chine, il s’agit de valoriser nos atouts », souligne la jeune Tunisienne. Son groupe sur Facebook devrait d’ailleurs prochainement se structurer en une Association de la sauvegarde du tourisme en Tunisie. L’initiative vise d’abord à protéger le secteur de la pression des tour opérateurs sur les prix des séjours et ensuite assurer un haut niveau de qualité des prestations à travers notamment du personnel hôtelier bien formé et stable. Il s’agit aussi de faire une démonstration de puissance du secteur face à un pouvoir se montrant peu actif pour développer les infrastructures publiques. Ainsi, le nettoyage des plages est à la charge des hôteliers, ainsi que le traitement des eaux usées. « Les deux crises précédentes, de 1998 et de 2001, ont déjà obligé les professionnels à tirer leurs prix vers le bas pour faire revenir les touristes en Tunisie », indique la jeune femme. « On ne veut plus baisser les prix », dit-elle en s’insurgeant contre ces offres des tour opérateurs proposant la gratuité d’un séjour pour un acheté. « La Tunisie se vend actuellement 199 ou 299 euros, il faut arrêter et inviter le client à payer son séjour le juste prix qui lui assure une prestation de qualité », explique pour sa part Anis Meghirbi, directeur adjoint de l’hôtel Seabel à Djerba.
Un serveur de base gagne entre 150 et 180 euros par mois dans un hôtel de catégorie moyenne, ce qui correspond au salaire minimum local (240 dinars). Les employés des hôtels de grand luxe sont généralement mieux pays, au-delà du Smic local. Souad, une femme de ménage rencontrée dans un palace de Djerba, dit gagner 400 dinars par mois. Or, il faut environ 600 dinars au minimum pour vivre à Djerba, raconte Amel Ouriemmi. « Moi, je n’accepte pas les contrats s’ils ne portent pas sur un an minimum ». Rencontré sur le marché en train d’empiler des caisses de plantations, Amor Ben Mahmoud Chahbani, 50 ans, ancien employé d’une compagnie de bateaux de croisières, n’a pas vu son contrat de saisonnier renouvelé. Il a dû accepter ce job, qui lui fait un peu honte, pour nourrir sa femme et ses trois enfants et gagner péniblement 150 dinars par mois. Chez lui, l’eau courante a été coupée, et bientôt peut-être l’électricité, obligeant son épouse à aller chaque jour à la fontaine commune pour remplir deux bidons et assurer la consommation de la famille.
L’absence de travail a crée des tensions visibles parmi la population de l’île et un certain repli identitaire des Djerbiens, peuple par tradition très ouvert (il y a une des plus anciennes communautés juives d’Afrique) : une bagarre entre des jeunes venus de Sidi Bouzid (ville où est partie le 17 décembre la Revolution) en autocar et des Djerbiens avait éclaté dimanche soir dans le café Ezzaytouna de Sali Maamer à Oumt Souk, la capitale de l’île. Des jeunes djerbiens, qui fréquentent ce lieu très apprécié, se sont armés de gourdins pour se protéger contre d’éventuelles attaques du clan adverse.
Comment assurer aux milliers de travailleurs du secteur touristique, où les complexes hôteliers restent désespérément vides et pourraient le rester tout le long de la saison, des emplois stables et correctement rémunérés, la plupart des hôteliers recrutant du personnel « à la petite semaine », en mai ou en juin généralement, juste avant le démarrage de la saison et le remerciant, sans indemnité en septembre ? Dans les hôtels club qui sont légion sur l’île de Djerba et ailleurs sur la côte tunisienne, les gens travaillent à plus de cinquante pour cent sous le régime « contractuel », moins de six mois par an, sans droit à des indemnités une fois la saison terminée.
La thalassothérapie est un des piliers par lequel le développement d’un tourisme « durable » pourrait passer, avec celui d’une montée en gamme des prestations hôtelières et donc des prix des séjours. Le docteur Ben Messaoud Chedly, spécialiste en dermatologie, marié à une Française, fut l’un des premiers Djerbiens à avoir senti le vent favorable au tourisme médical des Occidentaux et ouvert en 1996 un centre de thalassothérapie. Il déplore le galvaudage que certains professionnels ont fait de la thalassothérapie et l’amalgame qui est fait avec la balnéothérapie, secteur qui ne requiert aucune formation spécifique de la part des masseurs, recrutés sur le tas, ni la présence de médecin, ce qui est désormais le cas pour la thalasso en Tunisie. « Il y avait, indique Ben Messaoud Chedly, un centre de thalassothérapie en 1996, il y en a 17 désormais et chaque hôtel offre des services de remise en forme et de balnéo ». Il constate que désormais « la demande a dépassé l’offre », ce qui se ressent sur la qualité des prestations, la plupart des gens employés dans les centres de balnéo n’ayant aucune formation.
Le médecin a fait partie d’une commission mise en place, il y a quatre ans, par le gouvernement tunisien pour assurer un haut niveau de qualité de la thalassothérapie et mettre en place un « cahier des charges » et des normes précises pour réglementer le secteur. « Nous avons fait une petite pression sur le gouvernement de l’époque pour la création d’une formation afin d’améliorer la qualité des prestations, mais aussi le suivi des curistes », souligne le médecin. Avec des prix inférieurs de cinquante à soixante pour cent à ceux pratiqués dans les centres de thalasso français, Djerba a une bonne carte à jouer. La réglementation du secteur (qui dépend depuis deux ans du ministère de la Santé et non plus de celui du Tourisme) fait croire aux professionnels tunisiens qu’ils seront en mesure un jour de devenir la première destination thalasso au monde, devant la France qui tient actuellement la course en tête. Il y a aujourd’hui, selon Ben Messaoud Chedly, entre 1 000 et 1 500 médecins au chômage dans toute la Tunisie. « Exiger, dit-il, la présence d’un médecin dans tous les centres de balnéothérapie et plus seulement dans les centres de thalasso et les recruter parmi les médecins au chômage assurerait de meilleures prestations et donnerait davantage d’assurance aux curistes ».
« Avant, assure le médecin, les patrons avaient un proxénète, c’était l’État, aujourd’hui, le patronat n’existe plus avec la montée en puissance de l’UGTT, qui demande à raison des droits pour les salariés. Comment payer leurs droits si on n’exige pas des entrées d’argent plus importantes ? Il faut que la tendance aux prix cassés des séjours cesse ».
La montée en grade du tourisme tunisien, médical ou non, passe avant tout par une amélioration des droits sociaux des travailleurs. Ben Messaoud Chedly estime que la piste du salaire annualisé contribuera sans doute à lutter contre la précarité des travailleurs tunisiens dans le secteur du tourisme. C’est caricatural, déplore le médecin, mais trop de jeunes Tunisiens rêvent de quitter leur pays pour l’Europe, pour y épouser soit une vague cousine « beurette » de banlieue, soit une touriste esseulée de plus de 60 ans rencontrée dans un hôtel. Les autres jeunes n’hésitent plus à prendre des bateaux de fortune pour gagner les côtes italiennes, grandir le flot des réfugiés et contribuer ainsi à aggraver le sentiment islamophobe ambiant dans de nombreuses capitales européennes.
Le nouveau ministre du Commerce et du Tourisme, Mehdi Houas, veut croire lui aussi à une relance du tourisme et une montée en gamme de la Tunisie. « Un touriste, dit-il dans une interview au magazine Challenge, dépense 369 euros en Tunisie contre 950 au Maroc. Il faut accroître la qualité de nos prestations ». Pour lui, la croissance zéro à l’heure actuelle « n’est pas le reflet du potentiel du pays, la manne que s’octroyaient les familles Ben Ali et Trabelsi a été estimée à 1,5 pour cent du PIB ». Le ministre espère que l’éclatement du « plafond de verre » sous lequel les Tunisiens ont vécu pendant des décennies va faire naître « des générations d’entrepreneurs qui ne demandent qu’à se révéler ». On voudrait bien y croire.