Esch-Belval est une hantise pour les acteurs culturels de tous bords. Si l’endroit est éminemment inspirant, façonné dans un alliage mêlé de modernité et d’histoire – celle de la sidérurgie venue défricher la forêt pour y loger une usine à la pointe, déjà une longue histoire en soi –, c’est aussi un lieu très réglementé, où, malgré les bonnes volontés des pouvoirs publiques, la population semble en transit, reflet d’une poignée « d’habitants », surtout de nombreux travailleurs, étudiants, et quelques curieux badauds… À Belval, il faut composer avec un territoire nouveau, qui depuis sa reconversion, amorcée à l’aube des années 2000, se vit en mutation constante, un lieu où cette année s’est posée une Nuit de la Culture aux allures futuriste, métaphore même de ce quartier moderniste, qui trouvera son apogée dans un lointain futur. Et tel un gimmick, Barbara, Félix et Giacomo étaient de sortie, sous – comme un gimmick, aussi – la pluie redondante des mois d’avril dans le sud du pays grand-ducal.
Tout juste sortis du parking et nous voilà dans l’air de jeu de cette Nuit de la Culture au cœur de la patrie « Universiteit-Belval ». Là, déjà le ton est donné et sur notre chemin de vagabondage, nous lisons « choisissez votre futur ». Une sorte de marché aux bonnes idées – du futur – s’étale là sur le parvis de la Petite Maison de l’Université. Plusieurs tentes abritent tantôt des solutions de néo-agriculture, tantôt une DeLorean et tout l’attirail de la saga des Retour vers le futur. Nous traçons le pavé pour que d’un coup la Vélorution nous coupe le passage, ils sont en plein « tour d’Esch en 80 roues ». La célèbre parade à vélo s’endimanche (même si on est samedi) d’habits inspirés de l’univers de Jules Verne. Qui découvrons-nous, déguisée en licorne, sur un cyberbike d’un autre monde ? L’artiste Nora Wagner. Comme quoi il n’y aucun hasard, que des rendez-vous…
On file pour un premier tour de quartier, nous en ferons une dizaine durant la soirée, c’est le principe : tourner en rond pour se faire happer, de-ci de-là, au détour des œuvres qui peuvent nous captiver. Même en autant de passages, impossible de tout voir, la Nuit de la Culture impose une telle frustration. Alors, il s’agit premièrement de comprendre l’implantation de cette Nuit belvaloise, et alors que chacun fini d’installer encore un bout de bric et de broc à son œuvre, que d’autres balancent leurs balances, tout s’éveille déjà, le monde afflue, et certaines installations artistiques résonnent. Dans nos premiers pas dans cet autre monde qui naît devant nous, ce qui frappe c’est cet entrelacement des scènes à l’urbanisme. La Nuit de la Culture a veillé à ce que l’environnement accueille chaque œuvre avec beaucoup de soin. Aussi, on voit se greffer les projets vidéo-mapping aux friches – Melting Session 11, tenu par Paul Schumacher alias Melting Pol, avec DJ Steve R.I.O.T., DJ Riven btw Camillo et Miss Sappho, est une belle réussite –, des scènes sont montées sur pilotis dans les bacs d’eau de Belval, des instruments en métal ont germé du sol – Loops & Harps de Jonas Vorwerk, Wout Rockx et Run for Music de Leandro Erlich, nous ont touché par leur incidence sur le sourire et l’humeur des spectateurs –, les paysages de ce château de fer sont complétés par des sculptures, installations, et performances, peuplés d’humains de toute part. Le rassemblement est vivace, c’est une fête, celle de la culture.
Au deuxième tour de piste, on tente un détour par l’un des villages rafraîchissements et victuailles, sans succès, il y a déjà un monde fou devant la petite baraque à frites. Et tant mieux. On se décide à rentrer dans les anciens bureaux de Esch2022. Là, l’artiste visuel Alexandre Alagôa et l’auteure Fatima Rougi ont installé leur Fake Noise, une boucle de cinq minutes sur notre ère hyperconnectée. Une œuvre intelligente, précise, qui soulève des débats évidemment ancrés dans notre époque, sans forcément pousser à une morale bancale mais plutôt en posant d’innombrables questions sur nos vies tumultueuses qu’on gagnerait à rendre plus calmes. Dans un espace relativement inadapté à leur installation, le duo d’un instant réussit tout de même à nous attraper dans son propos.
Au troisième tour de piste, on revient sur nos pas. Le trajet devient connu et on prend nos aises. Cette fois, on a réussi à se frayer un chemin dans la foule par quelques raccourcis. On navigue du côté de la Place de l’Académie, pour s’attarder un temps sur cette drôle de fête foraine qu’on avait vu à notre premier passage : The Fair Grounds, de Dropstuff Media et Ard van der Veldt, plusieurs manèges inspirés des plus traditionnels, enjolivés d’une narration futuro-technologique. Ce truc oscille entre un retour en enfance et la vision d’une enfance dystopique. Assez flippant quand on voit une poignée de gamins, casques de réalité virtuelle vissés sur les yeux, assis sur des animaux moulés en plastique. Une certaine vision d’un monde où le réel ne pourrait plus suffire, même aux gosses, qui s’amusent normalement d’un rien, même dans l’ennui, sur un manège tournant en rond. Fichtre, l’angoisse !
Il fallait avoir de la batterie sur son smartphone pour tenter de capter en profondeur chaque objet artistique en présence. Exit la paperasse, le programme se lit sur son téléphone, en flashant à tout va les dizaines de QR codes disséminés un peu partout. Au bout d’une cinquième tour du plateau Belval, marre de flasher tous ces panneaux explicatifs, on ronde dans le quartier à l’instinct, en pur spectateur, laissant à la porte toute justifications. On s’autorise un billet pour le voyage en drone du quartier par Immersion Verticale de Romain Hayem, et puis on continue notre route pour découvrir le live painting Zen Portraits de Victor Tricar. Un moment très apaisant, si ce n’est bouffé par l’intransigeances des basses du Turn it Up, la scène 360° d’en face.
Dans le flux de l’affluence, on continue notre expérience par un nouveau détour sur la Place de l’Académie. Sous les arbres suspendus du Luxembourg Learning Centre, les vibrations des tamtams de l’Afrique font vibrer la ferraille omniprésente, et avec leur Turbulence, le groupe Altercadance nous met en joie avant le spectacle du quintet Lénaïc Brulé, Alborz Teymoorzadeh, Fàbio Godinho, Franck Lemaire, Saba Kasmaei qui présentait Choix, un spectacle balancé aux spectateurs telle une performance participative, « sur la notion des choix, de libre arbitre en lien avec la technologie ». Un machin théâtral fou comme on aime, et paradoxalement très fin, abordant notre triste sort face aux écrans et les algorithmes qui les régissent.
Dix tours plus tard donc, on est largement rassasiés que ce soit d’une intéressante et ambitieuse fracture visuelle, – par des machins glissés un peu partout du sol au plafond, de la sculpture monumentale The Eyes de la Cie Coolshit, aux discrets mais ubiquistes personnages de lumière rassemblés sous le titre Keyframes, du Groupe LAPS sous la direction artistique de Thomas Veyssiere –, comme dans les questionnements spontanés qui nous sont tombés dessus, notamment ceux de Nyx de Gijs van Bon, un robot encreur, voyageant dans les artères de Belval, dans la nuit, semant derrière lui, à la peinture phosphorescente, des poèmes. Tout un symbole.