On ne saura jamais exactement comment les choses se seraient passées dans un pays autre que l’Allemagne ; en partie si, car des œuvres qui ont fait scandale lors de la dernière Documenta avaient été montrées ailleurs, sans bruit ni fureur. À Kassel, les organisateurs ont risqué d’aller dans le mur, et seules sans doute des considérations financières, pour la ville et pour le Land, ont évité le pire. Il est resté que tout au long des semaines, il planait l’effrayante accusation d’antisémitisme.
Wajdi Mouawad, Libanais qui a longtemps vécu au Canada, auteur, comédien, se trouve être depuis une demi-douzaine d’années à la tête du Théâtre national de la Colline à Paris. Pour sa prise de poste présentant son projet aux spectateurs, un pacte suivant ses propres paroles, à défaut de parler de pouvoir, il a préféré aux mots plus pesants de joie, de responsabilité ou d’engagement, celui plus anodin, du moins en apparence, et ça ne s’est pas vérifié, de rencontre, « inconfortable puisqu’on ne rencontre que ce qui nous est étranger ». Sa première pièce créée à la Colline, en novembre 2017, en allait faire son véritable et brûlant sujet, rencontre avec l’Autre, cet Autre qui va me révéler à moi-même.
En arrière-fond, le Moyen-Orient, le conflit israélo-palestinien. Et au bout, un peu l’histoire de Roméo et Juliette entre New York où ils se sont connus et le pont Allenby qui relie Israël et la Jordanie, où une attaque va faire des dizaines de morts. Le jeune homme, Eitan, en est victime, tombe dans le coma, son amie Wahida, est d’origine arabe, mais de nationalité américaine. Est-il besoin d’aller plus loin dans ce qui s’oppose à leur amour, du côté de la famille, des contraintes géographiques et historiques ? C’est Wahida qui pour eux a cette image : « Dites-lui que je l’aime et je veux qu’il aille au bout de son gouffre comme moi je vais essayer d’aller au bout du mien. »
Tous des oiseaux, c’est le titre de la pièce, en référence à un conte persan et son oiseau amphibie auquel il pousse des ouïes quand il plonge dans l’eau, est un spectacle multilingue, joué toujours avec une distribution internationale. Notamment au Festival TransAmériques qui se tient annuellement à Montréal, et le Conseil des arts du Canada, rejoint par d’autres institutions, en a soutenu la publication du texte français (Leméac/ Actes Sud-Papiers, 2018).
Tout allait bien, la pièce de Wajdi Mouawad s’est retrouvée même au programme du bac français, spécialité théâtre, session 2020, à côté de Britannicus et de Woyzeck. De quoi faire réfléchir les jeunes autour de l’origine, de l’identité, d’autres questions comme l’individu et le collectif. Jusqu’au jour où Tous des oiseaux, au titre déjà réduit de Vögel, passait au Metropoltheater à Munich. Où des associations d’étudiants juifs, de Bavière et d’Allemagne, y virent une pièce non seulement anti-israélienne, et ce fut avant le nouveau gouvernement de Netanyahu, mais carrément antisémite. La politique s’y mêlant bien sûr, dans un pays où à l’instar du chat échaudé (et il y a de quoi) on craint l’eau froide, empressé de surréagir, en toute méconnaissance de cause.
La pièce a donc disparu de la programmation. Censurée, passée à la trappe. Alors que plus que d’autres, elle réussit à ce que Corneille, eh oui, le classique du 17e, réclame dans son Discours du poème dramatique : ne pas permettre au spectateur de « sortir l’esprit en repos », sans qu’il « ne soit plus en doute de rien ». Sylvain Diaz le rappelle dans sa postface à l’édition Babel.
À Munich, ils avaient choisi la voie la plus facile ; ces mois-ci, ils ont voulu tant soit peu redresser la barre. Reprendre Tous des oiseaux, mais en coupant de larges parties du texte. Ce que l’éditeur, et sans doute Wajdi Mouawad lui-même, n’ont pas admis. On aurait assisté à d’autres suspicions, d’autres détestations. « Je ne me consolerai pas », voilà les tout derniers mots d’Eitan sur la tombe de son père.