Une heure trente, trois personnages, un régisseur et deux metteurs en scène pour faire l’expérience « du » temps, « de son » temps, « des » temps. À la recherche des temps modernes, en questionnant « nos différents rapports au temps », inaugure avec brio Les Agitateurs, le nouveau cycle du Théâtre du Centaure. Jacques Schiltz et Claire Wagener injectent ici leur état d’âmes, constats et préoccupations, assez personnelles d’ailleurs, face à un monde qui prend l’eau. À la force d’une large palette de grands noms des arts et des lettres comme sources d’inspiration, honorés ou gentiment plagiés, ils montent, dans l’antre du caveau, un spectacle vraiment réussi, presque cas d’école : à la fois beau, triste, absurde, délirant, grotesque et moderne.
On parle de Ma langue sourit à gauche, des grèves françaises à droite, dans une langue inconnue devant et fait silence derrière… Notre temps est là, autour. Aussi, quoi de mieux que le public d’une scène du spectacle vivant pour y entendre parler de notre actualité. À l’entrée, le propos du spectacle s’entend déjà en écho, même face à une scène scellée du rideau. Ainsi, dès son premier volet, ce nouveau cycle Centorien qu’est Les Agitateurs, avec son idée de « rapprocher l’actualité du spectateur », résonne déjà comme une réussite.
Pour essuyer les plâtres le duo – le temps d’un spectacle – Schiltz & Wagener était tout trouvé, étant deux jeunes figures montantes du théâtre luxembourgeois. À la recherche des temps modernes s’ouvre avec douceur dans une introduction un poil clownesque donnée par le musicien Jean Bermes. Celui-ci qui, toute la pièce durant, occupera une position centrale entre les deux comédiens, le métronome de cette pièce, sorte d’arlequin, tampon entre les récits témoignages de notre époque qui constituent cette pièce.
En amorce à leur pièce, Schiltz et Wagener choisissent de faire d’un journaliste le personnage introductif du spectacle. C’est la consécration, non pas pour l’homme, mais pour le débat qu’il souhaite engager dans ses lignes. Qu’il soit singé ou glorifié, c’est cette fois au journaliste d’en prendre pour son grade, chacun son tour après tout.
Aussi, la moquerie est de bonne guerre quand Elsa Rauchs attaque l’extrait de texte du journaleux avec force, dans un caractère tragique, tirant vers le haut pour en caricaturer les traits. Une drôle de mixture entre le personnage antipathique de Jake Gyllenhaal dans le Velvet Buzzsaw de Dan Gilroy, et la détestée Christine Angot dans ses plus grands moments de grâce polémique.
C’est drôle, et en même temps, on se rend compte de la hantise qui occupe l’artiste : celle d’être jugé. Mais ce boulot est fait de ça, des pourritures qui descendent le travail des autres, et des autres pourritures qui en jubilent. Qu’une bande de salauds ! Mais bon, quoi qu’on fasse, on sera toujours la pourriture de quelqu’un.
S’en suit une belle prise de risque dans la mise en scène, initiée par la diffusion live en vidéo-projection des comédiens hors scène, jouant dans les coulisses du théâtre. C’est ici amusant de penser qu’un certain grand metteur scène disait qu’il n’y a rien de plus fort qu’un comédien physiquement sur scène. Et bien c’est parfois faux. Chez Heiner Goebbels dans son Eraritjaritjaka, dans le travail de Cyril Teste, comme là, chez Wagener et Schiltz, ça marche. Les détours et salles cachées du Centaure sont d’une intimité rare pour le spectateur et d’une force spectaculaire folle. Et puis c’est étrangement très frontal, malgré la distance qu’impose la vidéo-projection.
La suite se joue sur scène, dans « la tradition » : d’un monologue puissant de Marc Baum finissant à coup de marteau, en passant par un numéro musical rappelant les comédies du genre, pour que finalement la drôlerie laisse place au drame sociétal, dans un soliloque tenu avec beaucoup de justesse par Elsa Rausch. Une scène d’une profonde tristesse, quasi plombante, mais très efficace ici, au fond de cette cave, où le froid, l’humidité et la dureté des pierres ambrées, reflètent toute la nostalgie de notre cosmos.
Certains spectacles valent le coup de développer un argumentaire du bon ou du mauvais, les autres reçoivent l’opprobre platonique, les retours de salle souvent timides, polis, consensuels. C’est un luxe de connaître la sincérité dans ce milieu qui ne cherche qu’à se faire des amis pour garder ses billes. Aussi, on a besoin de ce genre de spectacle qui parle franchement. Une scène où l’on en prend plein la gueule, au sens propre comme au figuré, dans ce qu’on est et ce qu’on n’est pas pour que le monde aille mieux. C’est une nécessité de réutiliser le théâtre pour questionner notre temps. Comme l’on fait avant d’autres auteurs, théâtreux et dissidents du spectacle vivant. Alors, oublions les classiques, qui ont leur panthéon au scolaire, oublions les héros que consacrent les méchants, parlons vrai, parlons du monde sans détour, comme trouve à le faire cet intéressant spectacle.