Claude Meisch reste stoïque. Dans l’émission de débat Kloërtext de RTL Télé Lëtzebuerg consacrée, dimanche 8 juin, à la réforme des aides financières pour études supérieures, il a clairement le mauvais rôle et doit défendre, seul contre tous, le projet de loi que la majorité DP/LSAP/Verts s’apprête à voter avant la fin de la session parlementaire. Objectif : éviter que les frais n’explosent durablement après que la Cour de justice de l’Union européenne eut imposé l’année dernière au Luxembourg d’ouvrir son système d’aides financières pour études supérieures aux enfants de frontaliers (les frais pour plus de 25 000 bourses se sont établis à plus 178 millions d’euros en 2013). « Mon grand regret, dira le ministre de l’Éducation (DP), est de n’avoir pas pu discuter davantage avec tout le monde en amont de la réforme. » Et de rappeler qu’il a dû lancer la procédure législative pour cette adaptation urgente après seulement trois mois au mandat.
Une réforme que rejettent pourtant les syndicats OGBL et LCGB, qui préféreraient oublier celle de François Biltgen de 2010 qui généralisa des aides de 13 000 euros pour tous les étudiants résidents, sans aucune sélectivité sociale, et revenir aux standards des aides familiales antérieurs à cette loi. Une réforme contre laquelle quelque 17 000 élèves et étudiants défilaient le 25 avril dans les rues de Luxembourg et que l’Aktionskomitee 6670 stigmatise comme asociale et pénalisante pour les étudiants, notamment ceux de milieux défavorisés.
Pourtant, le ministre, probablement surpris lui-même par la virulence de l’opposition à son projet de réforme – « quel que soit le chiffre exact des manifestants le 25 avril, ils étaient beaucoup » concéda-t-il à la télévision dimanche – voulait faire preuve de la meilleure des volontés en reprenant sur le métier un texte jugé imparfait. Le 14 mai, deux semaines après la manifestation, le gouvernement a adopté des amendements qui augmentent le montant maximal des aides financières par an et par étudiant à 14 000 euros, soit mille euros de plus que dans la première version du texte. Ainsi, le seuil maximal de la bourse sociale est augmenté de 500 euros à 3 000 euros, les seuils d’attribution de cette bourse sociale ont été adaptés, le nombre d’enfants à charge dans un ménage est désormais pris en compte (toutefois, cela se limite aux enfants suivant des études supérieures) et une année supplémentaire d’attribution est introduite pour les étudiants en master. Un paquet, souligne Claude Meisch, qui vaut encore une fois quelque seize millions d’euros. Or, même s’il se dit disposé à écouter les critiques et revendications supplémentaires des étudiants, il ne s’agirait plus de négocier « comme sur le bazar de Marrakech ». Il veut passer la loi avant l’été pour qu’elle puisse entrer en vigueur pour le semestre d’hiver 2014/15, puis prévoir une réforme de la réforme d’ici deux ans, après qu’un vrai bilan de ses effets ait pu être tiré.
Nuances La somme totale des aides financières par étudiant et par année académique est portée à 18 700 euros, précise désormais le texte du projet de loi tel que discuté à la Chambre des députés dès son premier article. Cela a l’air énorme, équivalant à 1 558 euros par mois, ce qui peut sembler extrêmement généreux. Sauf que, en fait, très peu d’étudiants toucheront cette somme. Un maximum de 3 700 euros en est réservé aux frais d’inscription (dont la moitié en bourse et la moitié en prêt remboursable) et 6 500 euros seront attribués sous forme d’un prêt remboursable. Le système des bourses non-remboursables est décliné en bourse de base qui reste à 2 000 euros par an, accessible à tous les étudiants (que les critiques aimeraient voir augmenter à 2 500 euros, comme l’Acel, voire à 4 000 euros, comme l’Aktionskomitee 6670), une bourse de mobilité qui demeure à 2 000 euros, une part dite sociale augmentée à 3 000 euros par année académique, et une nouvelle bourse de famille de 500 euros pour les familles à étudiants nombreux. Là où la bourse de mobilité concernera avant tout les résidents luxembourgeois, affirme la fiche financière du projet de loi, les critères de la bourse sociale s’appliqueront surtout aux familles de frontaliers, dont les revenus sont nettement moins élevés que ceux des ménages autochtones.
Or, affirment les étudiants, bien que le nouveau système ait l’air généreux dans sa globalité, devant permettre à chaque jeune qui le désire de faire les études universitaires qu’il veut là où il veut, la réforme risque de pénaliser les étudiants, surtout ceux issus de milieux modestes, puisqu’en pratique, il réduit considérablement leur revenu disponible par rapport au système actuel. Surtout pour ceux qui veulent éviter de contracter les 6 500 euros de prêts, pouvant facilement mener vers un endettement de 40 000 euros en fin ce parcours – de plus en plus difficile à rembourser avec des salaires d’entrée constamment revus à la baisse actuellement. Seulement 9,2 pour cent des étudiants résidents auraient ainsi droit aux 3 000 euros maximum de bourse sociale, mais 11,8 pour cent toucheraient le minimum de 500 euros de cette bourse ; un quart des résidents n’y auront pas droit du tout.
Les syndicats comme les étudiants soulignent que le système complexe des cinq piliers de l’aide créera de nouvelles injustices. L’Unel estime qu’en moyenne, les étudiants toucheront 2 100 euros de moins par an qu’avec le système actuel, alors que l’OGBL a même calculé que les familles perdent entre 17 et 42 pour cent de revenus par rapport à ce qu’elles toucheraient en aides familiales si la réforme Bilgten n’avait pas eu lieu. Le Conseil d’État quant à lui stigmatise, dans son avis du 3 juin, un texte extrêmement imprécis et demande que soient mieux définis les critères, par exemple en ce qui concerne les revenus disponibles ou les enfants à charge par ménage, menace à plusieurs reprises d’oppositions formelles et estime que « cette réforme doit se situer dans un contexte plus large d’une révision en matière de prestations familiales qui devra viser à garantir la cohérence de la politique sociale ».
Coût de la vie Quels sont réellement les coûts de la vie étudiante ? De combien d’argent un jeune a-t-il besoin pour pouvoir financer ses études, des frais d’inscription en passant par les livres, le loyer ou les déplacements ? Parce que le ministère de l’Éducation affirme ne pas disposer de données chiffrées, l’Aktionskomitee 6670 vient de lancer une enquête en-ligne que pourront remplir tous les étudiants ayant demandé une bourse durant le semestre en cours. Ils pourront y indiquer leurs frais, mais aussi leurs revenus, par exemple par le biais de jobs d’appoint pour boucler les fins de mois. Dans son communiqué de presse, le comité cite, à titre d’exemples, des frais mensuels moyens de 864 euros par mois en Allemagne, de entre 875 er 1 290 euros en France ou de 1 240 euros en Grande-Bretagne. Un étudiant qui ne toucherait que la bourse de base à l’avenir n’aura que 167 euros par mois à sa disposition ; celui qui toucherait toutes les bourses possibles, soit 7 500 euros (ils seront une minorité) aurait 625 euros par mois. Il ne pourra pas y arriver sans contracter un prêt supplémentaire ou sans l’aide de ses parents, c’est évident.
Une tendance internationale prouve que, suite à l’explosion des frais d’études et à la généralisation des frais d’inscription de plus en plus élevés, travailler à côté de ses études est devenu la norme. Selon la dernière Sozialerhebung des Deutschen Studentenwerks sur la situation économique et sociale des étudiants en Allemagne en 2012, bien que les études soient à considérer comme une activité à plein temps, demandant un investissement moyen de 35 heures par semaine, plus de soixante pour cent des étudiants ont un job à côté. Parmi eux, 57 pour cent affirment qu’il est nécessaire pour couvrir leurs frais quotidiens. En France, seulement 43 pour cent des étudiants estiment disposer de revenus suffisants pour couvrir leurs besoins mensuels, note L’observatoire national de la vie étudiante dans son dernier Repères. Ceux parmi les étudiants qui travaillent y tirent plus de la moitié de leur ressources de leur activité d’emploi ; ceux qui ne travaillent pas dépendent à 44 pour cent des aides de leurs familles et seulement à un tiers des aides publiques.
Une des ambitions de François Biltgen (CSV) dans sa réforme de 2010 (outre celle d’exclure les enfants de frontaliers de plus de 18 ans des aides familiales, réformées par la même occasion) était de soutenir l’autonomie de l’étudiant, en accordant les mêmes aides financières à tous les jeunes, quelle que soit la situation socio-économique de leurs parents. Ce qui correspond à cimenter les inégalités sociales par le biais de l’État, un enfant de riche ayant plus de facilités à accomplir des études dans des conditions matérielles agréables qu’un enfant d’un milieu défavorisé. Aujourd’hui, le gouvernement Bettel/Schneider/Braz veut réintroduire des critères de sélectivité sociale, encourageant les parents à prendre leurs responsabilités et à soutenir matériellement leurs enfants – ce à quoi beaucoup de parents applaudissent.
Or, un deuxième objectif de le réforme Biltgen, beaucoup moins souvent affiché et presque oublié aujourd’hui, était d’augmenter considérablement les chiffres désastreux, dans les comparaisons internationales, du nombre d’universitaires dans la population autochtone. Ainsi, si en 2002, seulement quelque 6 000 jeunes demandèrent des aides financières pour études supérieures, ils étaient 7 900 une année avant et 13 300 une année après la réforme de 2010. En 2013/14, suite à l’ouverture du système aux non-résidents, près de 26 000 demandes ont été traitées au Cedies, dont 9 000 dossiers de frontaliers. Selon la dernière édition de son Regards sur l’éducation 2013, l’OCDE place désormais le Luxembourg dans le peloton de tête parmi les détenteurs d’un diplôme universitaire, avec presque la moitié, 46,65 pour cent, d’universitaires dans la tranche d’âge des 25 à 34 ans, contre 37 pour cent dans la population globale des 25 à 64 ans. Le gouvernement correspond d’ailleurs exactement à ce profil, un bon tiers de ses membres n’ayant pas de diplôme supérieur à l’enseignement secondaire.