La Bibliothèque nationale française (BnF) François-Mitterrand accueille une vaste et sobre exposition de photographies intitulée Ruines. Pendant près de trente ans (1990-2010), Josef Koudelka a parcouru des centaines de sites archéologiques du pourtour méditerranéen. Des pérégrinations dont est issu l’ensemble inédit de 110 tirages en noir et blanc dévoilé à la BnF, où l’art photographique de Koudelka se conjugue avec le travail d’identification des sites mené par Alain Schnapp, conseiller scientifique de l’exposition et auteur de l’ouvrage Ruines. Essai de perspective comparée (2015) notamment. L’enjeu de la manifestation parisienne est donc double, puisqu’il s’agit à la fois de célébrer la beauté intemporelle des ruines et de documenter les vestiges qui nous sont parvenus de la civilisation gréco-romaine. « Les Grecs et les Romains ont été les plus grands paysagistes de l’Histoire et dès lors, pour moi, photographier le paysage, c’était donner à voir cette admirable science de l’espace, de la lumière et des formes. J’ai trouvé ce qui m’est désormais le plus précieux, le mariage de la beauté et du temps », déclare le photographe dans le catalogue de l’exposition.
Né en 1938 en Moravie, tout comme son compatriote Milan Kundera, le photographe tchèque s’est fait connaître du grand public avec le recueil Les Gitans, publié en 1975 par l’éditeur Robert Delpire. Il couvre ensuite le Printemps de Prague et la répression soviétique qui en résulte, avant de quitter la Tchécoslovaquie et de rejoindre, en 1971, la célèbre agence Magnum qui avait diffusé ses photographies aux États-Unis. Résidant aujourd’hui entre Prague et Paris, Koudelka a depuis adopté la nationalité française. C’est d’ailleurs au département des estampes et de la photographie de la BnF qu’il a fait don d’un lot de 170 tirages issus de la série Ruines.
Devant ce projet au long cours mais aussi transnational, dans la mesure où l’Empire romain s’étendait de l’Europe occidentale jusqu’au Maghreb et à une grande partie du Proche-Orient, le visiteur prend conscience d’un patrimoine commun, celui de la Méditerranée, jadis célébré par l’historien Fernand Braudel comme par le cinéaste Jean-Daniel Pollet. Un sentiment accru par la scénographie de Jasmin Oczebi, qui a eu l’intelligence de confondre les provenances géographiques. Difficile, dès lors, de deviner à l’œil nu où a été capturé tel paysage ; il faut pour cela que le visiteur se rapporte au livret fourni à l’accueil où sont indiquées les origines géographiques. Ce sont au total 21 pays que Koudelka a sillonnés, et dont nous nous sentons les héritiers. 21 pays restitués à travers de superbes panoramas en noir et blanc suspendus majoritairement au milieu de la galerie de la BnF, révoquant ainsi le traditionnel accrochage aux cimaises. Prédominance est certes donnée, dans cet espace flottant et cosmopolite, à la Grèce, à l’Italie, à la Turquie, où l’on répertorie le plus grand nombre de sites historiques. Impossible de manquer ainsi les multiples temples, sanctuaires, théâtres et forums dont ces pays regorgent. On ne saurait cependant oublier la nécropole des Tombeaux des Rois à Paphos (Chypre), la porte du temple de Bacchus à Baalbek (Liban), l’Arc de Trajan de Timgad (Algérie), la grande basilique de Butrint (Albanie), le sphinx en granit rose d’Alexandrie (Égypte), le bouclier à tête de Gorgone de Leptis Magna (Libye) et les vestiges du mont du Temple de Jérusalem, ou encore les colonnades érigées aux premiers siècles de notre ère à Palmyre, en Syrie, qui ont subi ces dernières années d’importantes destructions. Au milieu de ces ruines apparaissent d’étonnantes compositions, comme lorsqu’une main paraît désespérément s’accrocher à la surface de la terre sur le site d’Amman en Jordanie, ou qu’une Gorgone de Leptis Magna nous saisit d’effroi par son regard lointain, qui semble pétri par le passage inéluctable du temps...
Dans ces nombreuses images du long et fragile règne des ruines offertes à notre regard contemporain, la prise de vue à ras du sol est récurrente. Humilité du photographe aujourd’hui âgé de 82 ans qui sait bien que rien n’est éternel en ce monde. De même, les paysages dépourvus de présence humaine peuvent être autant pré- que post-historique. Le choix même de recourir à la pellicule argentique, c’est-à-dire à un support fragile rendu lui-même obsolète face aux technologies digitales, est en soi significatif et particulièrement adéquat avec le sujet antique.
À l’heure où les provocations se multiplient entre la Grèce et la Turquie, mais aussi où la Méditerranée est devenue un gigantesque et anonyme cimetière pour réfugiés, le temps est venu de méditer sur ce patrimoine commun que les photographies de Koudelka concourent à former.